L'Europe et les Juifs. Lien organique, ambivalence et devenir Claude Raphaël Samama




Sociologie culturelle

L'Europe et les Juifs. Lien organique, ambivalence et devenir

Articles et revues

Sociologie culturelle

2005

Claude-Raphaël Samama

in Cahiers du Cerij-13

Les Juifs et l'Europe

2e semestre 2005 - 21er semestre 2006

Sociologie

L'Europe et les Juifs. Lien organique, ambivalence et devenir

La présence des Juifs en Europe est séculaire, millénaire même. En attestent l'archéologie, des lieux de cultes aux sépultures hébraïques anciennes et une multiplicité de traces écrites, inscrites dans la pierre ou efficientes dans la culture, le symbole ou l'institution. D'un pays à l'autre certes, elle fut plus ou moins importante, plus ou moins active et productive, plus ou moins heureuse. D'un siècle à l'autre elle vit alterner la tranquillité et le dialogue avec les nations qui l'accueillirent ou la persécution la plus cruelle. A l'instar des mariages, les différentes communautés juives d'Europe connurent avec leur conjoint les lunes de miel les plus douces ou au contraire les divorces et les répudiations les plus inattendues, jusqu'au crime visant à supprimer l'autre en son cœur dont on n'ose dire, pour l'acmé négateur et meurtrier de la Shoah, qu'il fut seulement passionnel mais révéla des forces obscures et délétères.
Une ambivalence profonde vis--à-vis des Juifs est ainsi au centre de l'histoire de plusieurs pays de l'Europe où celle-ci semble puiser l'énergie secrète d'une liaison d'amour intime et d'étrange rejet, comme le plaisir des relations tumultueuses et inavouables que l'on entretient avec une maîtresse dont on tire le meilleur pour soi, sans l'avouer à quiconque ou en niant à tout prix un inacceptable secret. Et dés lors pour quelles troubles raisons à élucider ? Au nom de quels enjeux qui ont pu aller ou vont encore à ce que Nietzsche appelait " la maladie ", qui fut bien, étonnamment, celle de l'Europe dans ces deux derniers siècles ? Pour raison sans doute, de symptômes à analyser, de contentieux refoulés ou d'histoire inconsciente où le signifié juif rendrait active, en contrepoint, une dette ou l'embarrassante question du sens ultime de l'homme et du monde dont on ne voudrait plus entendre parler.
Le bref essai qui suit propose de se pencher sur cette relation infernale d'un couple particulier et comme en souffrance d'un secret contentieux, toujours vivant et uni cependant, pour le meilleur et pour le pire.

Une présence ancienne et intégrée

Il convient tout d'abord de comprendre que la notion d'Europe recouvre ici un territoire situé mais sans frontières bien définies à l'origine. Sa conceptualisation comme entité culturelle ou de peuplement homogène et même sa construction politique récente renvoient seulement à une virtualité historique ou un projet complexe à mettre en œuvre.
Avant même le commencement de l'ère christique, l'Europe est romaine pour sa plus grande part et inclut la France (Gaule), l'Espagne (Ibérie), Angleterre (Bretagne) et une partie de la Germanie. Elle se compose de peuples différenciés ou de tribus plus ou moins unifiées (Angles, Burgondes, Germains, Gaulois, Celtes, Ibères, Ligures, Saxons, Etrusques, Vikings, Rutènes...) Les Juifs, peuple originaire d'un Orient, aux frontières d'ailleurs imprécises car les deux entités orient et occident se conjuguèrent " politiquement " du 3ème siècle avant JC jusqu'à la fin de l'Empire byzantin au 14ème, y sont présents comme minorité dans plusieurs régions et cités. Ils ont déjà leur place dans la Rome antique et pas seulement ses provinces. La présence juive précéda même la destruction du Second Temple de Jérusalem par Titus qui inaugura le second exil et est largement attestée dans tout le bassin méditerranéen, à Alexandrie d'abord puis Rome et leurs dépendances. C'est à partir du 1er siècle que des communautés importantes renforçant celles qui existaient déjà, vont se former à l'ouest en Gaule et Espagne, avant d'autres implantations rapides plus au nord.
La présence juive en Europe peut paraître contingente, elle est en réalité cohérente et compréhensible. Pour cause d'histoire et de destin. La nature même de la puissance romaine impériale et conquérante est un premier facteur qui par les liens du commerce et de l'échange verra se constituer une première diaspora juive autour du bassin méditerranéen et de fortes communautés dans la Rome impériale. Alexandrie fut auparavant un foyer juif d'une importance considérable sous le règne des Ptolémées, dès le 3ème siècle avant JC. L'occupation de la Palestine par les Grecs d'abord puis par les Romains, établit pour les siècles à venir de véritables ponts entre Moyen orient et Europe et pour les populations juives un flux permanent de migrations occidentales. Outre un rôle commercial ou militaire des Juifs - en particulier, comme mercenaires -, cette période voit en particulier la traduction de la Bible en Grec - la Septante - qui ouvrit le champ théologique à son extension au-delà de la seule destinée juive et fit le lit du christianisme ultérieur.
Ces quelques éléments cursifs ne sont rappelés ici que pour indiquer d'emblée l'ancienneté du peuplement juif en Europe et son expansion progressive dans l'empire romain puis les sociétés et royaumes qui lui succédèrent. Selon les sources on peut évaluer ces populations à près d'un million et demi au début de notre ère.
L'avènement de la religion chrétienne et son extension rapide qui verra l'installation à Rome de sa capitale religieuse, seront un autre facteur déterminant d'une migration des juifs vers l'Europe occidentale, les premiers chrétiens étant comme chacun sait des israélites convertis ou néophytes et les premiers apôtres, dont le moindre n'est pas saint Paul, largement liés à l'hébraïsme. Une " circulation des idées et des personnes " est déjà ici à l'œuvre, qui verra les juifs s'installer hors de Palestine à l'ombre des nouvelles communautés chrétiennes (ou celles-ci dans le sillage des précédentes, plus anciennes).
Le peuplement juif de l'Europe est donc aussi ancien que celui des peuples autochtones, non encore constitués comme peuples, sans langue fixée, ni état, ni…religion arrêtée, laquelle leur sera donnée par le christianisme. Et ce n'est pas le partage entre peuples du nord et peuples du sud de caractère, langue et culture différents qui constitueront jamais une quelconque unité. Pendant des siècles ce continent fut toujours en guerre. L'Europe tint d'abord à l'invention romaine de l'Empire mais surtout au christianisme qui apportera sa trame à la toile tissant un écheveau multicolore de fils. Au départ elle n'est qu'une abstraction.
Pourra-t-on alors refuser d'admettre que dans les malles du christianisme, de sa doctrine et de sa foi, ne soient venus tout autant l'hébraïsme que son histoire théologisée sans lesquels, les fondements même du christianisme perdent leur assise et l'essence même de croyances en rupture avec la mythologie, le culte des idoles ou une religion d'abord civile comme à Rome ? C'est peut-être là que l'hébraïsme porté par ses communautés migrantes, son système religieux extrêmement structuré et d'un symbolisme d'une portée tout autre, a pénétré en Europe sous la forme plus accessible du christianisme, de son monothéisme édulcoré par l'incarnation et l'idée d'un salut universel, et put marquer lentement des populations éclatées, idolâtres ou serviles. Ces dernières, en particulier, sont privilégiées dans la thèse de Gibbon, dans son ouvrage classique sur la Chute de l'Empire romain. Ainsi les Juifs, même si en position de retrait ou de refus de la nouvelle foi portée par l'Eglise, n'en furent pas moins les témoins réels et sans doute utiles d'une telle pénétration dont ils savaient la source. On peut renvoyer ici, sur cette ligne herméneutique, à F.Rosenzweig et ses diverses figures de la " rédemption " au long d'une méta-histoire à déchiffrer où elles se font face ou se répondent.

Une histoire ou des histoires ?

Il existe des histoires des juifs ou du judaïsme, des monographies ou des thématiques sur les juifs de tel ou tel pays européen. On a même disposé ces dernières années du texte fleuve de Soljenitsyne intitulé Deux siècles ensemble où un bilan d'une relation proche, intense, multiple voudrait prendre à bras le corps une question lancinante, ici pour la Russie seule. La littérature sur l'Inquisition, sur " L'affaire Dreyfus ", sur la Shoah est vaste. Il n'existe pas pour autant d'ouvrages de synthèse qui étudieraient l'histoire des juifs européens comme communauté unifiée et cohérente, entité homogène et destin univoque, si même des histoires générales des juifs existent, celles de Graetz, Doubnov ou Baron. Cette constatation pourrait amener à poser le problème d'une unité qui n'est peut-être pas acquise ou significative, chaque judaïsme national ayant sa propre histoire, sa langue, sa culture et un destin particulier dans le sillage de sa nation d'accueil et de sa citoyenneté.
L'histoire des engagements et des fidélités des juifs d'Europe à leur pays est spécifique et sans faille la plupart du temps quant à l'attachement culturel et la loyauté politique. Pendant les guerres le sang juif a coulé de part et d'autre des frontières à défendre ou faire reculer. Les solidarités nationales et parfois nationalistes ont toujours prévalu sur une appartenance religieuse ou ethnique. Cette dernière elle-même peut se révéler une fiction si on la rapporte à la diversité des traits physiques ou des caractères acquis par métissage ou influence du milieu. Les juifs français ne ressemblent pas aux juifs russes, ni les anglais aux italiens, ni les hollandais aux polonais ou à ceux d'autres pays d'Europe centrale, certes en nombre limité surtout après la Shoah. Il y a par ailleurs les sépharades et les achkénazes de sensibilité propre. Qu'en déduire ?
Il n'y aurait pas de judaïsme européen, pas d'unité ou d'homogénéité le concernant, seulement des judaïtés nationales, souvent " plus royalistes que le roi " et dont le patriotisme fougueux allemand, français, russe ou italien le disputerait à n'importe quel autre. La communauté de religion et de foi est un " marqueur identitaire " pas forcément discriminant eu égard à la citoyenneté, celui d'une langue religieuse de référence - l'hébreu - ou de communication - le yiddish - n'a jamais créé de solidarité politique ou nationalitaire. L'organisation en ghetto resta jusqu'à un certain point limitée à la partie pauvre des juifs d'Europe, résulta plus tard de décisions de regroupement racial par les nazis, mais ne fut jamais généralisée… Que devient alors la fameuse " question juive " supposée concerner tous les juifs et qui fut celle des deux derniers siècles en Europe et comment comprendre la radicalité du processus généralisé de l'extermination des juifs programmée par l'Allemagne nazie, aidée, relayée, soutenue par une partie d'autres pays européens ? A qui alors s'adressait-on ? Qui était visé ? Les juifs européens partagés, nationalisés, attachés sans faille à leur nationalité retrouvaient-ils alors une unité comme cible, groupe abstraitement homogénéisé, fantasmé par des idéologies d'exclusion ? C'est bien ce phénomène qui se manifesta, trouvant souvent des soutiens ou faisant un étrange consensus. " Les Juifs ", ici comme entité collective, seraient une invention des autres. On retrouverait alors la thèse sartrienne, fonctionnant alors au plan collectif.
A la vision historique aujourd'hui banalisée d'une normalisation ou d'une normalité de la présence des juifs en Europe, certains objecteront le phénomène continu et séculaire de l'antisémitisme. A lui seul il pourrait être en effet ce fil conducteur d'un processus récurrent qui, du coup, afficherait une autre logique, symptôme et mal qui régulièrement surgiraient. Sur un plan collectif, les " Juifs " seraient-ils dès lors une création d'autrui, par une opération qui voudrait les amalgamer, les unifier, en faire une entité de peuplement homogène et solidaire quoiqu'il en soit ? La réalité sociale et culturelle objective dément une telle conception à cause de la variabilité des situations et d'une diversité extrême des cas de figure historiques comme des destinées, a fortiori individuelles. Si la présence juive est organique, séculaire, normale, bénéfique et depuis près de deux siècles, intégrée par le bais des citoyennetés européennes, dés lors elle ne devrait pas être identifiée comme spécifique et perçue parfois comme étrangère, anomique et à rejeter. Si elle est perçue ou conçue de cette seconde façon, alors pour quelles raisons, par qui et en fonction de quelles motivations profondes, ambivalentes, fantasmatiques et irraisonnées ou alors, au contraire, construites selon un discours délirant, forgé de toutes pièces et qui mérite alors d'être porté à la lumière en ses enjeux et ses convulsions idéologiques ?

Le contentieux théologique et la mauvaise conscience de l'Europe

Le contentieux théologique entre les Juifs et la chrétienté est sans doute le plus ancien. Il remonte à la fondation même du christianisme où deux croyances vont se faire face, issues du même tronc théologique hébraïque. D'abord, la question de l'incarnation de Dieu. Elle ne pouvait pas ne pas créer un schisme puis le rejet de ceux qui jamais ne voulurent reconnaître ce qui s'opposait au cœur même de leur propre révélation. Ensuite, la théologie paulinienne de l'abolition de la Loi divine au bénéfice de la foi et d'une théodicée temporelle et immédiatement salutiste. Cette dernière fonda une sorte d'universalisme abstrait sinon politique face à l'empire romain hiérarchique et sa mosaïque de peuples différenciés. La création ultérieure de l'Eglise fit le reste. Les Juifs ne se " rendant " pas, devinrent la cible privilégiée de clercs gardiens du dogme, d'une théologie à indices temporel et iconographique, d'un clergé au service d'un salut des âmes par la foi et de peuples conduits par des souverainetés de droit divin, investies et relayées par les représentants de Dieu sur la terre. Les persécutions puis l'Inquisition en furent le résultat qui oscilla entre l'expulsion des Juifs (France -1180,1306 ; Espagne -1492 ; Portugal - 1498, 1517…), leur conversion forcée avec le marranisme, leur relégation à une place sociale distincte, identifiée, donnant lieu à la méfiance, à des querelles de légitimité et de primauté dans l'ordre des révélations ou dans l'affrontement par textes fondateurs interposés. L'" assignation " des uns sous les notions d'élection, de pureté monothéistique et d'absoluité du divin ne le cédera pas à celle de son incarnation et du pouvoir temporel supposé le représenter. C'est la théologie paulinienne qui voulut opérer ce renversement et lui donner cours dans l'histoire avec son triomphe à terme dans l'Eglise du Christ et ses fondations. Les Juifs ont pu être ainsi les " âmes damnées " de la chrétienté, croyant (ou devant) triompher de leurs erreurs supposées, leur archaïsme et plus que tout, leur résistance théologique à toute épreuve, où se joue la vérité d'un fondement et, pendant des siècles, comme le scandale de leur fidélité à une divinité - un concept du divin - inaliénable. Cette situation théologique - et sa problématique d'essence, plus que de primauté …- n'a peut-être jamais cessé de hanter un inconscient de la représentation sacrale européenne et des métaphysiques qui le sous-tendent ou qu'il induit. Une trace en est restée dans l'histoire de la philosophie européenne et ses différentes doctrines ou systèmes, eux aussi partagés.

Singularité sociale et faux universalisme

Les juifs se sont toujours distingués à travers la singularité de leur destin dissemblable autant que de leur code symbolique socio-religieux d'obligations et d'interdits. Si dans l'antiquité leur civilisation fut celle d'une société semi-nomade, puis autour du Temple et le sceau d'une royauté sacerdotale, celle d'une société politique ressemblant pour partie aux autres nations, une telle normalité ne pouvait caractériser les communautés de l'Exil. Déjà nombreuses dès le début de l'ère chrétienne autour de la Méditerranée (Asie mineure, Alexandrie, Rome..), elles ne pouvaient sous peine de perdre, une identité forte, " assignatrice ", que se préserver par la pratique religieuse comme résistance à l'athéisme, l'idolâtrie environnante ou la conversion forcée. Le vêtement, l'usage alimentaire ou le respect de lois contraignantes, ne correspondant pas aux mêmes jours ou modes de célébrations que ceux des chrétiens majoritaires, préservèrent pendant des siècles une tradition et des mœurs originales. La longue exclusion des Juifs de la pratique de plusieurs métiers comme ceux des armes, du cléricat et de ceux attachés à la terre dans un système de vassalité féodale, les repoussa vers le commerce ou les métiers d'argent. Ils y acquirent avec le talent dans l'exercice de ces derniers, cette réputation de gens de lucre et d'intérêt qui les suivit longtemps jusqu'à ce que s'ouvrent pour eux les portes d'autres professions dans un cadre reconnu et commun.
L'ère des Lumières européennes, en Allemagne puis en France, inaugura une autre forme de reconnaissance et d'émancipation. Dès 1792, avec le branle de la Révolution française et la conscience des nationalités, les Juifs purent devenir citoyens à part entière et donner la plénitude d'expression d'une culturalité forte et prégnante sur le réel. Près d'un siècle plus tard ils purent montrer ce que des siècles d'exclusion empêchèrent, dans la vie intellectuelle ou économique, les sciences, les arts et leur attachement à des citoyennetés dont ils ne furent pas peu fiers, souvent plus patriotes ou royalistes que le roi. Trop nombreux à citer seraient les noms de savants, de lettrés ou d'entrepreneurs du Second Empire en France, de savants et de découvreurs dans la Vienne de la fin de l'Empire austro-hongrois, de hautes figures de l'Empire britannique victorien.
On peut pourtant s'interroger aujourd'hui pour savoir si l'ère ainsi inaugurée a favorisé l'existence juive en Europe et si son épanouissement avec la sortie du Ghetto n'a pas au contraire créé les conditions d'une émancipation paradoxale qui a fini par lui nuire au plus haut point. C'est une thèse aujourd'hui répandue d'Isaiah Berlin à Michaël Walser ou Georges Steiner, - réflexions contemporaines proches des philosophies de G.B Vico et de Herder, considérées souvent à tort comme réactionnaires ou de droite -, que l'ère des Lumières n'aurait produit qu'une idéologie rationaliste des droits formels et un universalisme abstrait au détriment de l'identité subjective comme du génie créateur des peuples. En réalité c'est l'affrontement délibéré des groupes humains sous le couvert intolérant du mépris ou de la haine et d'une pseudo hiérarchisation au lieu de la prise en compte de leur richesse culturale intrinsèque, qui a tiré l'histoire des peuples vers des guerres souvent fratricides et la domination des uns par les autres. Le rationalisme homogénéisateur et l'universalisme abstrait ont fait le reste, abolissant ou niant les différences. Bien sûr quand cela arrangeait les puissants, conquérants ou devenant " barbares " à leur tour… Il est vrai que le Christianisme, qui fait tout aussi bien partie du patrimoine et de la genèse de la configuration socio-culturelle, sinon anthropologique européenne, a pu quelques siècles auparavant procédé de la même manière au nom de la foi et du dogme vis-à-vis de tant de peuples innocents d'autres continents. Les Juifs n'ont jamais quant à eux pratiqué un quelconque prosélytisme.
Visible dans sa singularité sinon sa misère ou son exception sociale, le juif rassurait, il était à sa place, à une place déterminée - parfois marquée à cette place par des signes comme la rouelle moyen-âgeuse ; l'ayant quitté pour toutes les autres, parfois avec le succès de qui se libère et conquiert ce dont il était exclu, il finit par inquiéter, ne plus être saisissable, se fondre dans la masse. Lui reprochera-t-on alors de préserver une identité spirituelle, ses traditions ou son âme, ce dont les autres eux ni ne se privent, ni ne seraient forcés à renoncer ?
Ici s'ouvrirait la question des sociétés qui tolèrent et de celles qui interdisent, celles qui sont ouvertes et celles qui sont closes, celles où la liberté du choix est garantie et celles où cette dernière devient limitée par une règle majoritaire, les concepts de nation, de souveraineté transcendante, de droits formels, venant s'opposer à l'effectivité des réalités communautaires perçues faussement comme délétères ou diviseuses. Le meilleur exemple à opposer serait évidemment celui des Etats- Unis d'Amérique, où étonnamment les juifs tout en s'épanouissant comme communautés - par ailleurs non homogènes - contribuent le plus patriotiquement du monde au développement de leur nation.

La fonction économique et sa double figure

On se refusera à traiter d'une telle " fonction " comme si elle était autonome et générée nécessairement par la seule présence locale des juifs. Un tel discours est le plus souvent celui de l'antisémitisme doctrinaire qui reste sans fondements objectifs à une échelle signifiante, quelle que soit l'angle d'approche.
Les juifs furent relégués pendant plusieurs siècles d'Europe chrétienne à un statut qui longtemps leur interdit d'exercer certains métiers, ceux liés à la possession et l'exploitation de la terre hormis quelques rares exceptions, ceux de l'artisanat protégés par les corporations, ceux de la politique, du droit et des armes. Ils furent victimes d'isolement et de relégation dans l'espace des ghettos (Russie, Pologne, mais aussi avant, Italie et Espagne), d'intolérance quant à leur particularisme et de la violence des inquisitions, parfois si même convertis. On comprend alors leur difficulté à se fondre dans les populations locales et une certaine exclusion des différentes sphères sociales de pouvoir et d'initiatives, maintenus dès lors à une place économique particulière.
Si le commerce, et les fameux métiers d'argent furent pour certaines familles, en Italie et en Flandres ou aux Pays Bas d'abord, en France puis en Allemagne et Angleterre ensuite, une opportunité de s'enrichir ou de fonder des dynasties bancaires à partir du 19ème siècle (Warburg, Rothschild, Lazare…), ces dernières restent des exceptions. Elles précédèrent les situations d'exploitation de toutes les judaïcités d'Europe entre les 12ème et 18ème siècles, soumises toutes à des régimes d'exception en matière d'impôts, de taxations, de droits chèrement payés pour s'installer, travailler ou vivre, enrichissant princes et souverains. Les réussites plus tardives de certains n'excluent nullement, par ailleurs, la pauvreté de majorités juives en Europe du sud et du nord pendant des siècles et leur finalement faible contribution historique aux révolutions artisanales, marchandes ou artistiques des 15ème et 16ème siècles renaissants, par exemple. Les Compagnies anglaises, hollandaises ou françaises au siècle suivant sont à ce moment là pour la plupart protestantes (Hollande, Angleterre) et le développement économique général ultérieur de l'Europe continentale plutôt lié à la Révolution industrielle. A cette dernière les juifs ne prirent qu'une part proportionnelle à une modeste influence, empêchés qu'ils en furent par l'exclusion des citoyennetés acquises seulement après 1792 et une influence qui les postait sur l'axe du commerce et des échanges, plutôt que sur celui des révolutions technologiques, des politiques de conquêtes coloniales, d'une idéologie à " esprit capitaliste " qui est bien plutôt celui de la Réforme comme le montre M.Weber.
Dans cette dernière genèse ou cette logique compréhensive, les juifs relèveraient plutôt des peuples parias (Sombart), non pas sans foi ni loi, mais comme " étrangers " (Simmel), pris soit dans un dessein national favorisant un certain nomadisme et l'ouverture à d'autres horizons, soit une vision économique peu protectionniste dont tant de développements économiques réussis n'ont pas eu à se plaindre. La fantasmagorie antisémite, projective ou " boucémissarisante ", telle qu'elle se donne chez un Marx, dans sa Question juive par exemple, ou celle plus délirante des littératures protocolaires à base de délire du complot et de projet insensé de domination, ne recoupent en rien un rôle finalement modeste. Rôle par ailleurs local, certes parfois impressionnant de créativité et de réussite et qui alors ne défend en rien des intérêts partiels ou seulement juifs, mais contribue au bien général et à l'esprit de l'économie comme création de richesse profitant à tous.
Il n'existe pas d'économie juive séparée en Europe ou d'économie juive " bouclée " autour d'un projet qui ferait des juifs une nationalité internationale, un peuple trans-fontiérisé, cosmopolite, travaillant au détriment du local des nations qu'ils représentent. Si même des solidarités incontestables ont pu exister entre familles alliées, elle ne le furent que sur des critères purement économiques, d'intérêts aux logiques intrinsèques du profit que ne relie aucune idéologie caractéristique nuisant à la cohérence économique ou à la puissance des nations servies en tant que telles. Bien au contraire. Les modestes solidarités montrées à la fin du 19ème siècle à l'égard du projet sioniste d'implantation de juifs en Palestine (Montefiore, Rothschild, Hirsch…) - par l'achat de terres arabes ou d'aides à des implantations sur une terre disputée et " sans peuple " - restent extrêmement marginales au regard du développement mondial et des impérialismes européens à cette époque, soutenus par des puissances d'Etats. Dès lors la fonction économique des juifs européens reste bien européenne, à l'intérieur de cette sphère, où l'intérêt reste attaché aux bienfaits des cercles vertueux d'une pratique et où le talent parfois ne doit pas être retourné contre celui qui en montre. On peut alors greffer sur cette précédente lecture d'un processus une grille qui relèverait plus de mécanismes psychologiques où jouent jalousie et ressentiment que procès objectif sur des bases exactes et démontrées.

La question politique. L'arbitraire d'un « contrat »

Le " contrat politique " n'apparaîtra que tardivement, seulement dans certains pays (France, Pays Bas, Angleterre…) et après l'accession à la citoyenneté, dont la France ouvrit la voie dès 1792.
Jusqu'à lors la question juive est une question marginale en Europe, réduite à celle de populations peu nombreuses, reléguées ou " nomades ", fortement marquées par des fonctions économiques utiles, comme la finance, le commerce ou le prêt à intérêt. Les princes et les Etats s'y retrouvaient, utilisant les juifs comme intermédiaires et sources privilégiée de ressources, entre taxes, franchises, chartes négociées, surimposition, collectes d'argent. Les Juifs sont alors identifiés à cette fonction de rentabilité ou poussés à se spécialiser pour cause d'exclusion d'autres activités ou, de " protection " de celles-ci - guildes, compagnonnages ou encore, pendant des siècles du fait de la condamnation par l'Eglise catholique du lucre, diabolisé et donc laissé aux exclus d'un supposé salut et d'une autre foi.
Il y aurait par ailleurs à faire des distinctions entre les situations, au 19ème siècle, de l'Allemagne, de la Russie, de l'Angleterre et de la France, où la circulation sociale et l'insertion des juifs n'est pas la même. Le numerus clausus dans certaines professions, l'impossibilité d'accéder à la carrière universitaire obligea en Allemagne à des conversions d'artifice ou par nécessité (Marx, Varnaghen, Heine, Husserl…). L'Autriche des nationalités de François Joseph fut à cet égard plus tolérante, si même d'autres ressorts, comme parfois la sur-représentation dans certaines professions intellectuelles ou la réussite économique, donnèrent lieu à des manifestations virulentes de rejet dans les actes ou les discours.
A un autre pôle, plus frontal et direct de l'accusation, comment caractériser la fameuse Affaire Dreyfus ou encore certains pogroms où le discours de l'antisémitisme prend ce tour qui consiste à désigner faussement les juifs comme ennemis des nations, à leur prêter des intentions de nuisance, d'intérêts propres et contraires au bien du pays où ils vivent. Bien au contraire, dès l'obtention des citoyennetés, les juifs furent ces servants " fous de la République " comme les désigne P.Birnbaum, qui jamais ne confondirent des intérêts communautaires avec ceux de la patrie et des nations avec lesquelles un contrat de laïcité et les limites d'une confession furent une règle intangible, de Crémieux à Durkheim, de Fould à Blum, de Mendel à Cassin, de Mayer à Mendés France, Debré, Fabius et tant d'autres, pour la France.
L'adage tamudique dina de malkhuta dina, - la loi du pays est notre loi - fut rarement transgressé tout au long de l'histoire juive parmi les nations. La conception du Protocole des sages de Sion en Russie, sa diffusion européenne, l'idéologie raciale des nazis seraient l'aboutissement d'une logique de déformation entre un vague projet sioniste et marginal à l'époque et la projection sur les juifs d'une fantasmatique irréelle et folle du complot ou entre une analyse fausse de leur place et " l'instrumentalisation " de leur existence comme cause inventée et délirante des crises ou des échecs des sociétés.
La création même de l'Etat d'Israël, par ailleurs récente, ne justifie en aucune manière aujourd'hui l'accusation de double allégeance ou de faux patriotisme, encore moins de contribution exorbitante de la part des juifs de la diaspora à une supposée entité supra nationale et agissante. Si même diverses solidarités ont pu s'établir, elles n'ont jamais nui aux Etats d'appartenance et à des citoyennetés fidèles et revendiquées. Le meilleur exemple pourrait être celui de la Première guerre mondiale qui vit s'affronter et mourir des juifs dans les deux camps, avec le plus grand courage et un patriotisme souvent exacerbé et sans concession.

Les termes nouveaux de l'ambivalence. Négativité et re-fondation symbolique. La mémoire du génocide des Juifs et leur instrumentalisation.

Plusieurs périodes pourraient être ici distinguées, différentes, où les juifs d'Europe n'ont pas connu le même statut, ni la même situation. On a déjà pointé cette réalité dans ce qui précède, avec les histoires spécifiques plus ou moins douloureuses de chaque communauté nationale européenne. On s'attachera maintenant à la seule période contemporaine, soit de la seconde moitié du 19ème siècle à aujourd'hui, au seuil du Troisième millénaire ou encore de l'an 5762 du cycle hébraïque.
Où en sont déjà les Juifs avec l'Europe ? On pourrait objecter que la question à cette échelle d'un continent différencié - même si la construction européenne voudrait lui donner une unité politique et une homogénéité institutionnelle, sinon une culture de même nom - n'a pas de sens ou que la différence des histoires de chacun des pays rend impossible une approche globale. Quel rapport en effet entre l'histoire des " judaïtés " russe ou polonaise, celle de l'Italie et de l'Espagne, de la France ou de la Grande Bretagne ou de tant de communautés des divers pays du continent européen ? Il serait facile de montrer des variations d'évolution, de situations passées ou présentes, de nombre et de formes même prises par ces différentes communautés, plus ou moins intégrées, plus ou moins actives, plus ou moins brillantes, plus ou moins persécutées au cours des siècles. On pourrait ajouter plus ou moins sédentaires si était pris en compte le mouvement des migrations d'un pays européen à l'autre selon la stabilité des situations nationales ou l'acuité des crises obligeant à partir. D'Espagne en France, Flandres, Allemagne, Pologne (et Turquie) à la fin du 15ème, de Hollande en Angleterre au 16ème, de Pologne en Russie au 19ème, de Pologne ou Russie en France dans le premier quart du 20ème… Au début du 20ème siècle ces migrations se firent vers les Amériques où les Juifs polonais ou russes surtout - plus de 540.000 immigrants entre 1908 et 1909 aux Etats-Unis - et beaucoup d'allemands au milieu du siècle précédent ou dans les années Trente, ont exporté l'Europe culturelle, humaine et parfois son génie, par elle-même rejeté ! Dans cette approche quel rapport entre le judaïsme anglais ou français à partir de la fin du 18ème siècle et celui de la plupart des pays de l'Europe centrale où prédominent dans le même temps la vie en ghetto et la coupure linguistique d'un yiddish majoritaire, un judaïsme religieux et l'espérance mystique ? On trouvera la ferveur du hassidisme en Lituanie, Pologne ou Ukraine, le choix de la laïcité ou de l'assimilation en Allemagne, Autriche, France.

Deux traits externes seuls créent un lien entre ses différentes communautés. Tous deux négatifs. On a deviné l'antisémitisme sous ces formes diverses et ce qu'il est convenu aujourd'hui de désigner comme la Shoah, soit le processus programmé d'extermination des juifs, acmé du précédent.

L'antisémitisme

Le premier serait aussi variable dans les formes qu'il a prises d'un pays à l'autre, si même sa nature en son fond reste un phénomène d'exclusion ou de persécution. Il y a tout de même des différences entre l'expulsion, la discrimination et l'exclusion, l'inquisition et la conversion forcée, le bûcher hispanique ou le pogrom cosaque assassin. Le départ forcé des juifs d'Espagne en 1492, le port de la rouelle en France au Moyen âge, les bûchers de l'Inquisition ecclésiale d'Espagne et du Portugal au 15ème et 16ème siècles, les pillages et assassinats de Kichinev ou de Lodz au début du 20ème, l'Affaire Dreyfus ou celle de Kiev, les différentes formes de numerus clausus dans l'Allemagne du 19ème, les lois raciales des nazis et celles de Vichy, ne sont sur le même plan que d'une certaine façon et renverraient étonnamment à des figures d'antisémitisme national spécifique et comme typés !
Ce que Nietzsche appelait " la maladie " - et tout récemment Jacques Chirac, une perversion, dans un discours à l'occasion de la libération du camp d'Auschwitz - a pris souvent des formes nationales, dont serait comptable et comme inventeur chaque pays européen concerné. Une étrange variable serait ici en jeu où telle culture nationale produirait ses figures antisémitiques ou les reproduirait selon un mécanisme structural et itératif, fonction du degré de liberté et de tolérance à une certaine altérité des sociétés concernées, sinon d'un indice d'assurance et de confiance en soi... L'antisémitisme de la France anti-dreyfusarde n'est pas le même que celui du régime soviétique dans les années Cinquante, ni le même évidemment que celui de la Pologne bondieusarde et intégriste et de l'Allemagne nazie, différant elle-même de ce que produisit le fascisme italien, espagnol, roumain ou ukrainien. Ce qui à la fois, relativise une forme supposée universelle et les modalités d'une mise en œuvre. Quant aux raisons que l'on pourrait invoquer, elles ne sont pas non plus homogènes et vont du religieux à l'économique, du rejet traditionnel d'une minorité à l'incompatibilité d'une singularité culturale, d'une réussite économique jalousée à l'accusation infondée de complot ou celle de la conspiration improbable et souvent imaginaire comme le fantasmatique crime rituel ou les accusations de peste à partir de 1346. Ce pourrait être là pourtant le lot de toute communauté minoritaire, à forte densité culturale, aux réflexes d'autoprotection et de solidarité nécessaire du fait d'une menace récurrente. Avec le trait discriminant pour les juifs d'un plus grand taux de dispersion géographique et de migrations historiques. Mais après tout d'autres minorités ne seraient-elles pas à la même enseigne, des Arméniens aux Libanais, des Arabes ou des Turcs aujourd'hui en Europe, et plus encore des Chinois, tous aussi répartis de par le monde ? Certes sans les mêmes dommages. On doit peut-être spécifier ici ce que l'on appellera la profondeur historique, comme montré ci-avant, et " l'organicité " d'une présence fondatrice et symboliquement ancrée qui créent pour les juifs seuls, leur question et une radicale ambivalence qui outrepasse le simple niveau des sociologies.

La « Shoah »

La Shoah - pour garder ce terme, passé dans l'usage pour nommer l'innommable - est le second trait négatif discriminant et qui constitue paradoxalement un des liens unificateur de l'édifice européen actuel, si même l'origine du phénomène s'identifie à la seule Allemagne qui le pensa dans sa radicalité et sa mise en oeuvre.
Il est d'abord remarquable que l'événement se produise au 20ème siècle, donc à une période relativement tardive où certes l'Europe a été déchirée par des guerres (Crimée, 1914-1918, conflits de nationalités ou coloniaux entre toutes ses puissances…). Seule l'idéologie et son travail de construction délirante où l'imposture scientifique vient se mêler à du discours nationaliste peuvent expliquer, non le surgissement de l'antisémitisme allemand présent comme tradition, mais en quelque sorte " son passage à l'acte " meurtrier à cette échelle jamais atteinte de la " solution finale ". Cette dernière formulation dit tout de l'extrême d'une radicalité, de l'urgence d'en finir avec une présence qui renvoie plus qu'à elle-même à justement l'obstination non pas seulement de régler une question mais d'en finir avec elle.
Avec quoi justement ? Peut-être une dette refoulée, insupportable, une promiscuité réelle et symbolique dont s'empare un imaginaire fou, celle de la négation d'une humanité non réductible, anomique car échappant à la règle commune par l'exception d'un soi. Il s'agirait dans le juif d'une figure inquiétante du non résorbé, de l'étrangeté humaine, du maintien au-delà de l'histoire temporelle d'une visée symbolique qui tout réduit et relativise en le rapportant à un plus grand que soi qui l'annule et ne veut connaître que d'un divin non figurable, créant une intolérable échelle de référence où viennent buter toute action humaine, tout projet supposé exhaustif, toute idole résultante sur un fond d'irréductible infini. L'affirmation de cette Présence, revendiquée, assignante, résistante, vient troubler l'esprit commun au point où la raison bascule de s'y confronter, ne vouloir le reconnaître ou sur le registre du Christ salutaire et ecclésial, ravaler une souveraineté théologique posée comme terme inaccessible et infini de toute comparaison... Une telle position peut entraîner la colère devant l'insoumission puis la violence pouvant aller jusqu'à la rage que provoque un insupportable dépit. Les mises en scène, les obsessions, les rages obsessionnelles et purificatrices de l'Inquisition ont illustré cet enjeu d'en finir avec un Cela qui en ce monde, s'en tient aussi à l'écart…et y met la distance éthique dont l'homme seulement peut se construire tel. Car la suppression des Juifs, fut-ce jusqu'au dernier, ne changerait rien à la condition humaine, ses limites, sa finitude, son essence entée dans une réciproquation nécessaire, le souci de vivre et de mourir un jour, pour tous ! Elle maintiendrait la configuration du monde, de l'espace et du temps, le fait que rien n'est source, hormis cette origine que les Juifs posent et où ils s'assignent d'une destinée, à moins qu'ils n'y soient assignés par un texte à la fois merveilleux et intolérable, si juste et arbitraire aussi. Au point que tous voudraient (ou ont voulu) s'approprier la quintessence de ce dernier, la repoussant, la jalousant, la transformant avant d'en scruter la profondeur insondable. L'Allemagne aura fait à ses dépends l'expérience de cela, prise peut-être plus que d'autres dans la profondeur d'une métaphysique où ce Cela même dont on parle l'a tenue, de Fichte à Hegel ou autrement Wagner… Elle a donné aussi Mozart.
Dans le délire qui sous-tend le projet d'extermination, la purification à obtenir est le leurre de qui se sent moralement interpellé du fait de l'autre et ne voit pas qu'en le supprimant il accroît son éloignement de la condition humaine, au point de n'être plus dans cette humanité qu'il croit ainsi pouvoir refonder ou défendre. Aurait-on eu un " Reich pour mille ans ", il serait resté en-deçà de l'infinité du temps qu'oppose le corpus hébraïco-judaïque prophétique à toute construction humaine ou alors, un tout autre horizon messianique... Ceux qui conçurent le génocide n'ont pas vu qu'ainsi ils détruisaient à travers une humanité, l'Humanité comme essence et conscience infinitisée, tôt ou tard éthicisante, et eux avec. A fortiori celle qui s'y tient comme projet et résultante. La " solution finale ", invention européenne, est l'ultime pathologie de l'esprit. A enjeu évidemment, et d'abord, moral. Que cette maladie ait pu atteindre un ensemble de pays d'Europe signe une épidémie continentale (prévisible ?) dont le virus fut allemand et transmis, sur un terrain parfois préparé ou favorable. De la France à l'Italie, la Pologne, les Pays baltes, l'Ukraine, la Roumanie et tant de collaborateurs forcés ou consentants.
La monstruosité de " la solution finale " pour les Juifs a eu lieu. Comment alors après, pour l'Europe, la mettre à distance, l'oublier, la conjurer ou la métaboliser en vue d'une relance de sa civilisation ou tout simplement de sa sauvegarde ? La construction européenne semble comme s'en être chargé selon un processus subtile, non avoué et qui en fait prévaudrait sur d'autres raisons de sa nécessité, inclus les guerres qui n'ont jamais cessé. Une certaine identité européenne se fonde aujourd'hui en partie sur une culpabilité générale ou presque. Tous les pays ont été plus ou moins concernés, comme bourreaux ou comme victimes vis-à-vis de leurs populations juives. Devant le phénomène de ce qu'a été le projet génocidaire des Juifs d'Europe on peut repérer des positions variées qui vont de l'occultation au devoir intense de mémoire, de la négation à la repentance, du désir de ne plus retomber dans la barbarie à des mécanismes de défense consistant à se protéger de la récidive par toutes sortes d'opérations symboliques allant du renforcement de l'Union à l'instrumentalisation de l'événement de la Shoah comme abomination collective et faute insupportable. Cette dernière devenue concept, événement fondateur, repoussoir sert aujourd'hui de plus en plus de symbolisme unificateur ou réunificateur à une Europe coupable qui est allée là jusqu'à la négation d'elle-même, de ses valeurs de droit, de culture et d'humanité. En pratiquant à travers l'holocauste des Juifs européens la négation même de ses propres fondements. La Première Guerre mondiale, avec ses millions de mort, s'en tenait encore quant à elle aux valeurs des patriotismes nationaux, au-delà de son absurdité politique. Ce qu'il est convenu d'appeler la Shoah sert maintenant d'événement symbolique de réconciliation et de réparation. Ce fait d'histoire dramatique et inouï dans ses raisons à cette échelle est devenu véritablement un fait théologico-politique à la mesure de cet enjeu double : ce qu'il fut et ce à quoi il sert comme alternative entre histoire et morale, silence de Dieu et foi maintenue, humanisme ou barbarie, culpabilité et repentance, passé et avenir, violence ultime et horizons nouveaux qui chanteraient.

L'Hydre

Tout ceci peut expliquer comment l'événement-shoah est devenu ainsi la source d'un discours d'ambivalence extrême et paradoxal où, à nouveau, les Juifs d'Europe sont au centre d'un devoir de mémoire qui est le leur mais aussi celui des autres. A nouveau les voilà au centre d'une évolution où ils sont un des centres dont ils se passeraient bien. Les autres à nouveau rencontre sur leur chemin un passage obligé. D'une nature ambivalente. On en ferait bien l'économie, mais on en a aussi besoin. Ainsi on peut commémorer, se repentir et dans le même temps continuer à en vouloir à ceux qui toujours sont là pour troubler la fête, sont toujours. D'où les obsessions négationnistes, les révisionnismes de tous bords et depuis peu le transfert de ces états d'âme sur Israël, vers la question palestinienne objet de toutes les attentions, plus particulièrement européennes. Les Juifs d'Europe seraient alors tenus pour responsables ou complices, pris entre deux feux, accusés à leur tour de crimes sans commune mesure, boucs émissaires encore, atténuant ainsi la Faute, la relativisant, la " renvoyant à l'envoyeur " en quelque sorte. L'Islam européen, de son côté, a emboîté ce pas qui n'est pas le sien à l'origine, mais sert sa cause ou son identité toujours en quête de reconnaissance ou de surenchère. Que serait aussi et surtout l'Allemagne d'aujourd'hui sans la réflexivité même sur son histoire, l'examen de conscience de ce dont elle fut la source ? Les Juifs morts et ceux qui ont survécu sont cet objet ambivalent donnant lieu autant à la compassion repentante qu'au rejet de leur figure comme réminiscence de la négation d'humanité à laquelle ils ont donné lieu. Et peut-être, dans l'inconscient collectif, les témoins d'une impossible réparation. D'où la récurrence des discours adressés aux Juifs, la force de l'intérêt trouble pour tout ce qui les concerne. Entre autre la place démesurée donnée au petit Etat d'Israël devenu l'obsession du monde et le supposé martyre palestinien transformé pour toutes les gauches et les droites de la terre en un autre chemin de croix à retenir et…opposer encore. Ainsi quand les soldats israéliens sont traités de " nazis ". En contrepoint de l'agacement ou du ressentiment ? D'une revanche ou d'un interminable contentieux qui ailleurs prendrait sa source ?
Les doctrines révisionnistes et négationnistes, la renaissance ici ou là de l'antisémitisme dans des formes où toujours se mêle l'extrême d'un rejet - a-t-on suffisamment analysé le phénomène de la profanation des tombes juives qui va fouiller jusque dans la mort et affronter alors des spectres ; ses propres spectres ? -, l'ambivalence des discours à l'égard de la place des Juifs dans la société ou à propos de leur différence, les formes les plus diverses de déformation religieuse, médiatique, politique, économique, de récupération symbolique - comme il vient d'être montré - de leur présence, les actes de violence et d'excuses ou de pardon à leur égard, attestent la permanence d'une ambivalence non résorbée à leur encontre.

Communautarisme. Multiculturalité. Identités ?

Quelle est alors la place des Juifs en Europe aujourd'hui ? On vient de voir qu'elle ne se résume pas à leur nombre réduit - moins d'un million, si l'on exclut ceux qui restent dans l'ex-URSS -, ni à une série de situations nationales différenciées, qu'elle ne se ramène pas non plus à un rôle délibéré ou concerté lié à leur présence, si même celle-ci a le poids parfois d'une certaine réussite sociale historiquement récente, elle aussi d'ailleurs à relativiser. On a observé la fonction impartie à ces communautés modestes, à la fois ciment contributif à un édifice, parfois ferment politique, miroir des sociétés toujours ou encore, sorte d'enzyme imaginaire produisant la folie des hommes ou leur ressentiment. Les juifs semblent constituer cette réserve de puissance symbolique qui sert au meilleur et au pire de l'histoire des nations.
Une autre histoire pourrait même être produite, contrastée, de la présence des juifs en Europe. On retiendrait alors ses périodes heureuses et ses réussites économiques, sinon leur contribution à la fortune, dans tous les sens du terme, de ce continent. De Lisbonne à Livourne, Venise à Istanbul, Anvers à Bordeaux, Amsterdam à Londres ou Liverpool, de Vienne à Paris, Hambourg ou Francfort, selon les siècles, les Juifs furent d'admirables agents économiques contribuant à la richesse des nations au point que le pouvoir des princes en faisait des rouages délibérés, actifs ou passifs, encouragés ou exploités de la sphère commerciale et économique en général. Les Juifs furent encore ces ferments actifs de la vie politique européenne et de ses révolutions, du côté cette fois des classes ouvrières du capitalisme naissant (russe, polonais, allemand…) et de la libération des masses opprimées - de la création du Bund à l'implication de tant de leaders juifs dans la Révolution (Trotzky, Zinoviev, Kamenev, Sverdlov, Rosa Luxemburg…), sans lesquels l'histoire de l'Europe ne serait pas ce qu'elle fut. Pourrait-on encore éliminer ou occulter, en cette dernière, tant de courants intellectuels, d'œuvres, d'inventions dont les juifs furent les artisans, dans les sciences (Herz, Einstein, Bohr, Cantor, Freud...), les arts et les lettres, en vrac : Offenbach, Utrillo, Modigliani, Proust ( ?), Mahler, Kafka, Bergson, Sweig, Tzara, Wittgenstein ou Schönberg et cent autres célèbres de moindre renom ! Leur contribution à la vie financière et aux institutions bancaires serait un autre chapitre important où des talents multiples trouvèrent à s'exprimer au service le plus souvent des nations et de leur développement (Rothschild, Pereire, Lazare, Warburg et tant d'autres juifs européens émigrés aux USA parmi les banquiers les plus créatifs de Seligman à Schiff ou Kuhn-Lœb ou de nos jours, Soros…), et pas forcément d'intérêts privés ou égoïstes comme le soutint une certaine idéologie qui devrait faire long feu.
Par delà l'histoire des pays et de leurs destins, la question des peuplements et des communautés est aujourd'hui posée en Europe. On veut la nier dans la définition d'un individu européen abstrait, sans appartenance, sans histoire, sinon celle de l'inauguration fondatrice d'un nouveau monde, sans mémoire - en dépit des apparences et des célébrations -, sans horizon symbolique hormis celui du droit formel et de la liberté hasardeuse ou biaisée des marchés - voir l'expression qui a fait florès en son temps de Grand Marché européen. Au temps du marketing mondial et souverain, voilà le triomphe de l'espace mercantile européen où tout s'achète et se vend, sans considération collective pour le prix à payer et différentes sortes de perte. Le regain d'antisémitisme en serait un effet qui voudrait nier les différences, les destins spécifiques, les résistances, les singularités vis-à-vis d'un ordre de l'homogène et du semblable forcé sans avantages autres que ceux de l'économie - pensée plus en termes de croissance que de développement -, par ailleurs mondialisée ou, à nouveau, mettre sur le dos des Juifs les formes nouvelles d'un nihilisme renaissant. Un tel projet rejoint-il le véritable enjeu et le désir des peuples ? Et s'il s'agissait d'abord et principalement de culture, autant et si ce n'est plus que d'économie. De culture propre des nations, des régions, des langues et des traditions à préserver autant que d'histoire - celle-ci paradoxalement rapportée, réduite à celle des guerres dont maintenant l'Europe serait protégée, ce qui certes n'est pas rien. On voit alors mieux sur ce dernier point, en quoi l'Europe, comme elle a cherché à se défaire de ses juifs, aujourd'hui les utilise comme caution et " mémoire " de ses errances nationalistes ou totalitaires à éviter, autant qu'elle les rejette comme témoins de cela même qui la renvoie à son inacceptable et paradoxal passé. En vue d'une nouvelle culture abstraite, reconstruite sur les ruines dont ils ont pu être les cendres, dont toutes braises n'ont le droit que de s'éteindre ou de servir aux flammes des commémorations d'un récit achevé et qui ne pourrait plus s'écrire... A moins que d'un autre récit on ne voudrait plus connaître. Voit-on que l'Amérique, souvent moquée, n'y renonce ? Et quel sera demain le grand récit de l'Europe ?

Spécificité, reconnaissance et universalisme

Les Juifs n'auraient donc pas dans cette donne, la même place que d'autres communautés spécifiques. On peut penser ici aux musulmans, à forte différence et particularisme religieux, qui ont pourtant une toute autre histoire et des liens très différents avec leurs pays d'accueil européens. Les Juifs ont, outre le lien organique et ancien déjà évoqué, une liaison d'ordre symbolique, permanent et d'une certaine façon, structurel, faisant comme système avec l'ordre européen, jouant aujourd'hui le rôle d'un liant ou d'un repoussoir à fonction imaginaire connotée ou carrément politique, selon le cas. On a vu que la construction européenne se fonde pour grande partie dans une mémoire où ils ont une place déterminante dans l'avènement d'une conscience en quelque sorte œcuménique où ils jouent tantôt le rôle accepté de minorités actives et contributives à la richesse sur tous les plans des nations, tantôt le rôle de bouc émissaire et tantôt celui de victime sacrificielle autorisant et légitimant une nouvelle fondation.
Devant une telle situation, quel est le devenir juif européen ? A partir de quelle " géographie " peut-il se déployer et trouver une place qui le sortirait de ce statut de victime instrumentalisée, de " question " permanente ou encore de cible des idéologies géopolitiques ou racialisantes, lui permettant d'occuper un espace propre, assumer et offrir une identité différenciée, reconnue, acceptée vraiment, sauvant ainsi une permanence culturale et humaine dont on a vu la densité, la historicité et la fonction ?
L'ubiquité est le principal trait qui définit le judaïsme du 20ème siècle, si même la notion de diaspora a toujours été le propre du monde juif, depuis l'antiquité. Voir supra. La présence juive est bien aujourd'hui partagée entre l'Etat d'Israël et plusieurs nations du monde dit libre, à l'Occident. A peu près par moitié. L'Europe occidentale compte pour environ un cinquième de cette seconde part, soit un très modeste million d'individus. C'est encore relativiser cette présence si on la répartit entre les états nations qui l'accueillent et où la France et la Grande-Bretagne comptent pour les quatre cinquième. Les musulmans en 2005 y sont quinze à vingt fois plus nombreux. On ne considère jamais ou si peu la modestie de ces chiffres, dont l'assiette totale mondiale juive est de treize millions ! Dans une configuration qui va compter bientôt plus de 450 millions de citoyens, c'est extrêmement peu et cela confirme le caractère exagéré des discours et problèmes à quoi on mêle les citoyens juifs d'Europe. A moins que le symbolisme dont ils sont porteurs n'excède donc bien la réalité physique de leur place !
La spécificité des judaïtés, des traditions et des histoires nationales juives différenciées, comme déjà observé, ajouterait une relativisation encore plus grande à une supposée " question " objective à… régler. Tout au long des précédents développements on a tenté de montrer que celle-ci existait plus à partir de ses aspects symboliques, de ses valeurs ancestrales et d'une grande capacité adaptative et créative, que d'un projet communautaire unifié ou délibéré au détriment de leur environnement social ou économique. Les Juifs d'Europe font partie du patrimoine humain et culturel de l'Europe. Ils doivent être distingués entre eux et être perçus pour partie à travers une confession religieuse parmi d'autres, certes très ancienne et originaire sinon fondatrice des monothéismes, pour une autre selon la modalité d'une identité d'appartenance ou de filiation, mais laïque, citoyenne et dont la spécificité a à voir avec un destin particulier et une mémoire conjugués à celui de la vocation européenne. Bien des juifs l'ont prouvé ou démontré qui furent ou sont parties prenantes de cette dernière. Ils sont anglais, français ou italiens, demain européens au sein de la mosaïque des peuples et des communautés d'Europe. Ils ne constituent en rien une cinquième colonne d'on ne sait quels intérêts à l'échelle du monde. La force et la permanence de leur citoyenneté en fait foi dans l'histoire. Leur solidarité avec le petit état d'Israël, par ailleurs non idéologiquement homogène - tous les juifs sont loin d'être sionistes -, doit être relativisée et dans tous les cas ne jamais constituer une supposée alliance secrète et inconditionnée avec lui. Elle doit aussi être comprise par les autres quand elle se manifeste à bon escient, geste et attitude compréhensive qui devraient peut-être inaugurer la polyvalence, la richesse, l'ouverture et la tolérance d'un nouvel esprit européen à inventer. Sans forcément un métissage abrasif des différences et des spécificités. Au-delà des seules constructions économiques et des mécanismes institutionnels.
Tous les juifs n'iront pas en Israël. Ils n'ont pas à y aller et beaucoup ne le souhaitent pas. Dans les pays d'Europe où ils résident, leur mémoire et leurs titres ou mérites à y séjourner n'est pas contestable. L'Europe, dans telle hypothèse de départ, y perdrait une de ses dimensions humaines, de ses cultures, de ses communautés qui en font la richesse et sa capacité à renouveler son génie par fécondation mutuelle de ses idéaux. Le droit, la liberté et l'invention de formes ou d'idées sont incontestablement compatibles avec la profondeur d'une tradition éthique et d'un symbolisme non réductible qui peut encore résister au mouvement de fusion dans l'homogène et de disparition des identités, par métissage ou non. Le symbolisme métaphysique hébraïco-judaïque, son " prophétisme " ou son messianisme comme ouverture à " l'univers infini " - à son infinité - et au Temps, ne constituent-t-ils pas, par ailleurs, un autre des fondements implicites de l'Occident européen au regard d'autres culturalités à éthiques " socio-transcendantales " - par exemple extrêmes-orientales - et " mondes clos ", perçus parfois comme menaçants ? Dans une telle configuration, les Juifs eux-mêmes doivent veiller à ne pas se laisser " instrumentaliser ", en particulier en faisant le jeu d'une Europe qui se construirait, en les appauvrissant symboliquement, sur leur souffrance passée de victime expiatoire et l'événement de la Shoah où elle a failli elle-même disparaître comme concept et réalité. Ils ont à être ou persister dans cet être qui, en défiant le temps et les empires, a enrichi de son patrimoine spirituel et de ses créations l'humanité, comme une de ses variantes.

Conclusion

Ceci a été aperçu dans les analyses qui précèdent. L'identité juive doit se garder elle-même, de ne se définir qu'à travers ce que l'on veut faire d'elle et jouer alors le jeu d'une théologie politique dont elle serait le centre animé, l'atout séculaire et tellement ambivalent d'un jeu pervers du monde. Les Juifs doivent, tout en renvoyant la nouvelle Europe à elle-même, garder leur génie propre fait d'une distance historiale et pourquoi pas métaphysique au sens d'une existentialité générique à indice propre onto-théologique, opératoire, autonome et heuristique ! Ils peuvent d'évidence, y assumer une participation active où leur avenir se dessine d'une créativité propre à l'horizon de temps nouveaux à inventer. Il serait alors plus question de résurrection que de mort et d'espérance que de nostalgie, d'invention du monde que de répétition. Si l'Europe doit exister et se démarquer des autres continents et des puissances qui aujourd'hui font de l'ombre à ses gloires passées, elle le fera avec ses Juifs, partie prenante d'elle. Tels qu'ils sont et peuvent, au nom d'une histoire solidaire, insuffler le souffle de la vie à des patries respectueuses de leur constituants, pour autant que ces derniers le leur rendent, comme diversités complémentaires et non dans un ensemble flou. L'histoire juive des nations d'Europe renvoie en miroir leur propre image à celles-ci. De ce croisement elles s'éclairent ou s'obscurcissent, trouvent les semences de la paix tolérante ou les ferments sectaires de la discorde.
" La communauté juive est et reste un élément indissociable de notre culture. Son histoire aussi brillante que douloureuse demeure à la fois un engagement et une promesse ", a dit Gerard Schröder, Chancelier de la République Fédérale d'Allemagne le 25 février 2005, à l'occasion du 60èeme anniversaire de la libération du camp d'Auschwitz. On aimerait qu'une telle déclaration s'inscrive par rapport à l'histoire longue, donc inachevée, et les communautés vives qui la font, plutôt qu'à travers les spectres qui sans devoir être oubliés furent sa partie obscure. D'autres lumières dans le passé ont fait signe, tant d'ombres et de mirages. Faire la part des unes et des autres devrait aider à baliser les chemins où la caravane plurielle des hommes reste engagée.

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