La mondialisation ou le déracinement du monde. Dix alternatives Claude Raphaël Samama




Économie politique

La mondialisation ou le déracinement du monde. Dix alternatives

Articles et revues

Économie politique

2003

Claude-Raphaël Samama

in Cultures en mouvement

La mondialisation ou le déracinement du monde. Dix alternatives

Dix alternatives

Le terme "mondialisation" n'est pas si clair et demanderait à être défini. Ce qui est présenté le plus souvent comme globalisation économique ou encore comme abolition des frontières politiques, commerciales et culturelles à travers la généralisation des réseaux, pourrait bien n'être après tout que l'état du monde après la disparition des blocs et des idéologies opposées qui ont partagé la terre au siècle précédent. Une seule orientation se serait mis en place, celle de la logique tyrannique des marchés, sous l'égide capitalistique des quatre ou cinq grandes puissance mondiales, mais surtout des Etats-Unis. Cela n'empêche pas pourtant la pluralité des approches et des jugements.
Pour certains, la mondialisation est la voie du salut, est le meilleur moyen, en faisant coopérer les nations, d'obtenir pour tous le progrès social, économique ou humain. Pour les autres, les anti-mondialistes - de droite comme de gauche d'ailleurs - vu l'état dégradé du monde actuel - elle est le mal absolu ou porte en germe une instabilité incontrôlable du monde. Les données contradictoires présentées par les uns ou les autres pourraient donner lieu à un jeu à somme nulle. Par exemple parmi les pour : Robert Reich et son "Economie mondialisée", J.F. Revel avec "L'obsession anti-américaine", A. Minc et sa "Mondialisation heureuse'' ; du côté des contre Olivier Todd et son "Illusion économique" ou encore Labarthe et Maris avec leur "Dieu que la guerre est jolie". J.Stiglitz, auteur de "La grande désillusion", la voit lui comme nécessaire mais la critique, en l'état des politiques qui sont mises en oeuvre par les institutions internationales. On pourrait ce dernier qualifier "d'altermondiste" selon la dernière formulation apparue. Manuel Castells, selon une analyse plus sociologique la pense, lui, à travers l'émergence de nouvelles identités déconstruisant un ordre social ancien.
La mondialisation, selon le point de vue, semble ainsi être la meilleure ou la pire des choses. Il convient donc avant tout de procéder à une herméneutique, une véritable compréhension du phénomène sur lequel ses tenants ou ses opposants font le plus souvent l'impasse, considérant la discussion comme déjà tranchée.


Violences dans la mondialisation

Pour la plupart des économistes libéraux, assez majoritaires, la mondialisation est un phénomène incontournable, un avantage, une obligation. L'ouverture, la généralisation, l'extension des marchés sans exception - qu'il s'agisse de matières premières ou de produits manufacturés, de biens culturels ou de services immatériels, de télécommunications, de finances, de formations, de tourisme ou d'art -, en un mot leur globalisation, constituent une panacée. Elle peut non seulement guérir les plaies du monde, mais encore apporter à tous les peuples le développement et la prospérité tant attendues. La mondialisation est en effet présentée par eux comme la voie du salut, sans qu'ils puissent d'ailleurs en faire la démonstration véritable par l'économique, le social ou l'humain. Ils auraient en effet à répondre, de la non-réalisation de leurs promesses d'enrichissement et de nombreux échecs : fossé accru entre riches et pauvres, chômage partout ou presque, instabilité économique et crises boursières, enrichissement outrancier des multinationales et de leurs dirigeants, scandales financiers ou comptables (Lyonnais, Enron, Elf, Thomson......), aggravation de la situation écologique (environnementale, climatique ou démographique), échec des politiques de régulation mondiale par les instances internationales, accroissement de la dette ou ruine de pays entiers comme l'Argentine, transition ratée au marché pour de nombreux pays ex-communistes, exploitation non compensée des marchés de matières premières ou de mono-productions forcées pour les pays anciennement colonisés où la dite organisation mondiale du commerce n'est que cautère sur jambe de bois.
Pour les anti-mondialistes, où se mêlent des protectionnistes de toutes obédiences, des défenseurs de l'Etat régulateur ou providentiel, keynésiens ou non, des écologistes défenseurs de l'environnement, des mouvements caritatifs ou religieux constitués en ONG, des anarchistes ou des nationalistes, des anti-impérialistes et des révolutionnaires de droite comme de gauche, la globalisation économique, sous l'égide de quelques-uns seuls, est le mal absolu. De ce côté là les arguments sont bien sûr nombreux. Des inégalités patentes, par exemple des PNB par habitants variant d'une échelle de 1 (Ethiopie) à 60 (USA), à ceux des revenus comparés moyens ouvriers/PDG de 1 à 150, le fossé ne cesse de croître. Des dommages causés à l'environnement naturel aux dégradations des systèmes sociaux traditionnels ou de continents entiers comme l'Afrique, de la puissance écrasante des multinationales au capital sans frontières qui asservit les plus pauvres, la liste serait longue des violences patentes, mesurables et parfois irréversibles. Celles sourdes, moins visibles et destructrices à plus long terme que le processus inflige à la plupart des pays du monde, en termes de déséquilibres naturels, sociétaux, culturels ou environnementaux à des degrés divers, est moins aperçue. Au-delà des chiffres, des ratios comparatifs et des statistiques économiques, il y a selon nous plus encore, la question des mutations du rapport à l'espace et au temps, au travail et à l'existence, les effets pervers d'un entraînement non voulu qui éloigne les hommes de leur site naturel, et fausse le rapport aux autres et à soi.

On peut montrer que le discours économique, quelles qu'en soient les approches techniques (du marché smithien à la valeur ricardienne, du développement rostovien ou hirschmanien aux théories de la croissance de Domar, Solow, Romer ou Arrow), politico-économiques (de Saint Simon et Auguste Comte à Marx), techno-idéologiques (de Hayek à Schumpeter), culturalistes (de Sombart à Weber ou Morishima) reste insuffisant. Il ne permet pas de comprendre les enjeux les plus profonds en cause, qu'il s'agisse des finalités humaines, des buts harmonisés, d'un bien minimal ou " souverain ", d'un accomplissement de la destinée humaine, pour ne pas parler du bonheur qui peut rester une notion relative. Systématiquement, le développement est confondu avec la croissance, des intérêts partiels, oligarchiques prennent le pas sur ceux réels des peuples, des nations ou des individus.
Une lecture des faits seulement économiques et une traduction seulement quantitatives des équilibres humains, des rapports de l'homme à son monde, est presque toujours insuffisante. Une analyse plus fine montrerait qu'un modèle dominant - le modèle occidental - est ici inconsciemment et depuis toujours posé en référence, considéré comme meilleur, plus adapté, plus productif, supérieur, obligé et sans alternative. Ce modèle est caractérisé par le calcul rationnel et la prédominance de la quantité, la rationalité productive, l'homogénéisme et la " relativation " (des autres à l'un). La techno-science unilatéralisée se propose d'arraisonner (Heidegger-Ellul) la nature et le " monde ", sans aucune limite de conquête (Descartes). Tous ses facteurs peuvent être analysés et pourraient constituer une véritable phénoménologie de l'occidentalité, pas toujours à son avantage.
Si l'on dépasse le discours de l'économisme dominant dont la pointe aujourd'hui est cette " mondialisation " idéologisée on ne peut que rencontrer sur ce chemin de l'analyse, la question de la différentialité culturale. Elle seule peut faire contrepoint à la mondialisation comme pseudo-phénomène idéologico-politique. Il n'est pas dit en effet que le monde actuel soit plus mondialisé qu'il ne l'était à la fin du 19 ème siècle, à l'ère victorienne des Empires (thèse de Bairoch) ou qu'il soit moins inégalitaire qu'il ne le fut aux époques de la colonisation. La mondialisation en ses violences les plus extrêmes revient peut-être plus encore à une capture des échanges humains naturels adaptés, locaux, limités, spécifiques, à leur dénaturation par une communication artificielle, médiatisée, homogénéisante, télé-communiquée, réticulée et marchande, véhiculant une sémantique banale, faible, aseptisée, plus petit commun dénominateur d'une humanité grégarisée et abêtie, vidée d'elle-même.
Le repère de fondamentaux économiques minimaux non convergents avec l'idéologisme du marché et le libéralisme à tout crin doit être ici mobilisé. Une théorie des équilibres et des besoins pourrait ici être avancée. Les environnements géographique, les caractères ethniques, les traditions religieuses et symboliques, l'histoire et la mémoire de chacun, la spécificité des modes d'investissement du monde, ce qu'on peut désigner par la notion de " culturalité ", sont des facteurs originaires et déterminants, hélas trop souvent ignorés par la machine mondialisante.


L'approche culturale

L'éco-culturalité, que l'on peut qualifier de contre-modèle, peut seule ici faire contrepoids à une vision finalement extrêmement appauvrissante d'une mondialisation considérée dans l'extrême violence de ses réductions de la multiplicité à la fausse unité de l'homogène ou à celle plus grave encore d'une égalité purement formelle.
A un développement mondial finalement appauvrissant, produisant l'extrême violence des réductions de la multiplicité différenciée des cultures, à la fausse unité de l'homogène ou celle, plus grave encore, des accentuations d'inégalité, il opposerait la totalité véritable des facteurs à prendre en compte dans une société donnée.
Les culturalités du monde qu'Huntington appelle à tort et superficiellement des " civilisations " ne sont pas seulement des groupes ethno-linguistiques, des ensembles systémiques de relations internationales, des croisement d'intérêts conjoncturels (par exemple l'alliance " islamo-confucéenne " ou le bloc " serbo-ortodoxe " etc..). Elles sont à la fois moins, n'ayant pas forcément, pour certaines, la puissance de s'imposer comme civilisation, c'est à dire des entités souveraines, unifiantes, généralisées, transformatrices - ce qu'est aujourd'hui l'Occident dont les caractères ont été ci-avant énoncés. Mais elles sont aussi plus, dans le sens souvent inaperçu de leur efficace anthropologique. Si en effet on rapporte telle ou telle culturalité à ce que j'appelle son corpus symbolique fondateur, alors sa puissance et son efficace humaine s'amplifient à des niveaux qui, pourtant évidents, restent occultés, refoulés dans un inconscient civilisationnel particulièrement actif. La théorie psychanalytique et sa dynamique des instances fournissent ici un modèle transposable, particulièrement heuristique, en termes de dispositifs et d'interprétations.
Les " assignations " produites par les symbolismes culturaux confucéens, indouistes, judaïques, évangéliques, coraniques ou d'autres, articulés à leurs systèmes propres de valeurs métaphysiques, éthologiques, et par conséquence évidemment leurs "valeurs" économiques, seraient trop longues à développer. Elles sont certes potentiellement la cause d'affrontements possibles au sein de la mondialisation comme le pense Huntington, mais elles constituent plus encore le coeur d'un enjeu incontestablement anthropologique, sociale, spirituelle, et existentielle où se joue la vocation et le respect de chacun. Le conflit, l'opposition, le " choc " prennent un tout autre sens si on les considère, dans cette perspective. Ils ne sont pas forcément inscrits dans la " vocation " (Weber) ou le corpus symbolique de chacun (même si une notion comme le Djihad musulman peut y référer au nom de la pureté théologique), mais peut-être comme une conséquence de la volonté hégémonique, impérialiste et par nature conquérante d'une unique culturalité, celle de l'Occident.
L'essence culturale différentielle où il en irait de la conception onto-théologique du monde, du rôle et de la place de l'homme sur la " planète-terre " et dans l'univers (Morin), de son projet vivant, historique, moral, où importerait la façon dont il conçoit l'être, l'avoir, le devenir et l'espérance, l'individu et sa communauté, pourrait bien être la clef d'enjeux plus importants. Sous-jacents, ceux-ci sont actifs mais informulés, refoulés par impuissance ou censures, interdits parfois, marginalisés eu égard aux ordres répressifs des discours (Foucault). Ils n'affleurent que si la force de leur légitimité arrive à vaincre la puissance que leur opposent l'idéologie mondialisée des puissants économiques et leurs intérêts toujours partiels, fussent-ils multinationalisés.
La violence ne se résout pas seulement à un système d'exploitation et à une dialectique de l'appauvrissement ou de l'inégalité de l'échange, mais à des positions limites dans la forclusion parfois du dialogue. Non par manque de substance ou de sens chez l'un, mais par l'hégémonisme totalisant d'un seul discours exclusive, faussement totalisant et douloureusement négateur.

Les " culturalités " définissent autant un peuplement local qu'un environnement physique, autant une tradition sociale organisée séculairement qu'une histoire rémanente et ne se confondent pas forcément avec les états, nations ou pas. Elles reposent sur le symbolisme fondateur ou dominant qui sous-tend une appartenance et une spécificité vraiment anthropologique. L'identité culturale ainsi définie renvoie à sa genèse, à la profondeur de son inscription, à la puissance de ses effets. Une archéologie est ici nécessaire pour en retrouver les fondements symboliques. Ceux-ci résident dans des corpus sacralisés qui tiennent, selon les cas, du récit héroïque, du discours mytho-historique ou de la prophétie, tous porteurs de traditions éthiques et spirituelles inscrites et révérées en tant que telles. Prises dans ce sens, les culturalités offrent une prégnance et une efficace insoupçonnées, qu'il s'agisse de représentations ou de systèmes de valeurs induisant un certain rapport au monde. Il en va ainsi pour l'aire culturale de l'indouisme, avec les Veda, du bouddhisme originaire ou confucéen, du taoïsme, évidemment de l'Islam, avec le Coran, mais aussi pour l'Europe du texte évangélique de l'institution ecclésiale ou des Ecrits de Luther ou Calvin. Ce que j'appelle leurs effets dynamiques " d'assignation ", c'est à dire d'appel à une vocation pré-définie et contraignante, restent pourtant étrangement occultés, refoulés dans un inconscient civilisationnel particulièrement actif, trop méconnu ou plus gravement refusé.
Huntington n'a fait que populariser un schéma qui est plutôt celui des relations internationales ou de scénarios d'affrontements. Il n'élucide pas un cœur originaire qui est incontestablement socio-transcendantal, spirituel et existentiel plus que politique et où se joue l'identité profonde des groupes humains. L'essence culturale des peuples surdétermine les cadres symboliques issus des conceptions onto-théologiques, métaphysiques, morales dont ils se réclament. Ceux-ci sont différentiels. Ils définissent en profondeur les relations intimes au monde, les modes d'intériorisation du temps, les liens familiers ou secrets à la nature, le rapport psychologique à l'événement, les conceptions du profane et du sacré, pourquoi pas le Bien et le Mal. Le critère fondamental de la prédominance de l'individualisme ou au contraire de la structure collective, la manière dont sont conçus l'être, l'avoir, le devenir et l'espérance, le statut d'autrui ne sont pas les mêmes en Chine, en Inde ou dans les pays d'Islam. Ils varient au Japon ou en Colombie, en Allemagne ou au Pakistan et, en Occident même ne se recoupent que pour partie entre pays à vocation majoritaire de Catholicité ou de Réforme. Ces traits d'anthropologie civilisationnelle pourraient bien être la clef d'enjeux premiers dans toute approche du développement mondial et de son devenir.
En niant, en refusant ou en détruisant la réalité culturale - ou encore éco-culturale, en tant que les deux termes doivent selon mon point de vue, être organiquement liés - le processus de la mondialisation est incontestablement porteur d'une violence latente ou manifeste, progressive ou immédiate, sournoise ou frontale, avec des conséquences structurelles graves et profondes.


Les alternatives

Devant ce qui incontestablement se produit dans la violence symbolique d'une perte, la non-reconnaissance de l'altérité culturale, l'aliénation massive sans les moyens de résister pour les plus faibles, face à un devenir-autre que soi et l'incertitude d'un nouveau qui ne fait pas la preuve de sa bienfaisance, mais offre plutôt les signes d'une forme de désespoir parfois sans remèdes, quelles alternatives sont alors envisageables ?
On avancera plusieurs perspectives d'issue à prendre comme des contre-modèles, des axes à explorer ou des visées hardies de la prospective.

1) Les solutions économicistes actuellement proposées sur le terrain de la globalisation sont soit un peu courtes, soit ne font qu'entériner la plupart du temps un seul et même modèle qu'elles confortent sans le remettre en cause. La croissance planétaire sans limite, la logique exclusivement financière des marchés et le libéralisme sans frein sont confondus par ailleurs avec le développement véritablement humain. La remise technique de la dette des pays pauvres fait évidemment partie de la panoplie des mesures d'aide et de justice, mais n'est-elle pas un ersatz de solution, si les pays qui en dépendent ne rompent pas avec une logique économico-fiancière qui leur est souvent imposée et risque d'être reconduite. La fameuse taxe Tobin, par ailleurs, imposant les mouvements financiers internationaux ou d'autres dispositifs de sur-taxation des produits à fabrication délocalisée en pays sans régimes sociaux, ne remettraient pas en cause un système de dépendances établies ou provoquées et pourraient conforter l'ordre existant sans le remettre en cause.

2) Les modèles de régulation par les organismes internationaux (FMI, OMC, Banque mondiale) qui prétendent aider les plus pauvres ou rééquilibrer un jeu faussé, pêchent par leur structure inégalitaire au départ et l'orthodoxie de critères idéologiques draconiens et non différenciés selon le dogme libéral (Stiglitz). Les politiques dites "d'ajustement structurel" en transposant abstraitement le critère occidental du marché sans régulation à des contextes hétérogènes ont toutes ou presque échoué. Les pays dits en transition vers ce même marché ont été brutalisés par ces mêmes règles et les instances qui les appliquent aveuglément. Les crises de ces dix dernières années du Mexique, de la Corée du sud, de la Thaïlande, de l'Indonésie, plus récemment de l'Argentine et de presque tous les pays d'Afrique en sont des preuves patentes.

3) Les solutions politiques sont celles qui manquent aujourd'hui le plus cruellement. L'effondrement du système communiste qui pendant des décennies a tout de même soutenu le combat anti-impérialiste et la décolonisation a créé un vide théorique et idéologique non comblé. La défaveur du marxisme a représenté quoi qu'on en dise depuis une vingtaine d'années, un encouragement à la violence capitaliste et à un nouvel impérialisme, sans garde-fous. L'association régionale par affinités locales ou historiques et la création de superstructures multi-étatiques (CEE) n'a pas pour l'instant fait ses preuves économiques, politiques ni même culturelles et relèvent d'une direction qui devra faire vraiment ses preuves.

4) Les contre-modèles de développement, protectionnistes liés au rétablissement du rôle des Etats-nations comme contrepoids à des ensembles bureaucratisés (O.Todd) ou ceux qui rejettent le seul critère du capital sans frontières et son impérialisme, abondent (Amin, Chesnais, Wallerstein, Latouche, Maris...). Ils peuvent incontestablement être des alternatives provisoires efficaces.

5) L'orientation des modèles humanitaristes à base de " droits-de-l'homme " hypocritement formels, d'aide caritative au développement, de solidarité institutionnelle ou coopérative entre nations, est bien sûr acceptable dans ses intentions. On peut craindre surtout qu'elle ne soit pas à la hauteur de ses ambitions face à la puissance d'expansion occidentalo-centrée, entre la puissance des oligarchies souvent plus puissantes que les états et l'écrasement conséquent des velléités d'exister dans la singularité identitaire ou le faire autrement. C'est à quoi les nations concernées (toute l'Afrique) devraient plus s'attacher, en n'étant pas dupes et en cherchant leurs modèles propres de développement..

Un tel constat peut paraître pessimiste. Existe-t-il alors d'autres issues au-delà de la critique radicale et du désenchantement ? On présentera à ce point plusieurs perspectives.

6) La distinction du réel, du symbolique et de l'imaginaire économiques permettrait de différencier les niveaux de la dynamique idéologique à l'œuvre, de vérifier la teneur des motivations apparentes, de dénoncer (ou contrer) les effets inconscients, pervers ou non du développement mondial, d'élucider les raisons occultées ou refoulées de ses symptômes et de ses crises. Une telle approche ouvre des voies à explorer sur le modèle de la clinique analytique en vue de l'interprétation des idéologies dominantes et de leurs conséquences en retour. Elle pourrait orienter encore une théorie méta-économique pouvant guider la prospective, en un mot psychanalyser la toute puissance du savoir économique.

7) La perspective anthropologique, invoquée à tout propos, mérite d'être précisée. Dire que l'homme est ou devrait être au cœur de tout processus et de tout choix comme source et finalité ultime, est bien sûr un principe revendiqué par l'ensemble des systèmes. Il reste à voir de qui et de quoi l'on parle. A quelles représentations, grilles et valeurs fait-on alors référence ? Quels phénomènes retient-on, conjoncturels ou structuraux ? Considère-t-on, quand on en parle, les systèmes de liens, de valeurs, de conduites normées qui sous-tendent la diversité des nations ou de tels groupes ethno-culturels plus restreints ? Prend-t-on en compte les différences des situations historiques dans le traitement des problèmes ? Peut-on comparer l'incomparable, rapporter les singularités à un terme commun ce qui est peut-être, finalement, l'enjeu majeur de la mondialisation ?
L'éco-culturalité, holistique et symbolisante, est cette grille d'analyse et de compréhension qui doit permettre l'approche différentielle, pragmatique et respectueuse des identités profondes, historiques, économiques, environnementales et culturalo-religieuses tout ensemble. Pourquoi, sur ces différents plans, l'Afrique ressemblerait-elle à l'Europe du Nord, l'Iran à la Nouvelle-Zélande, l'Amérique latine à l'Europe centrale et la Chine ou l'Inde aux Etats-Unis ? Ou encore l'Irak au Canada ! D'infinies richesses seraient ainsi perdues !

8) La même alternative anthropique pourrait aussi avoir son versant physique, bio-environnementale, selon un matérialisme gradué et respectueux des écosystèmes propres à chacun. Comment construire un ou des systèmes économiques différents, en rupture, vraiment finalisés par des intérêts collectifs ? Comment se dégager du modèle occidental excessif ? Assurer, selon les cas, des transitions adaptées, des évolutions pertinentes non destructrices d'équilibres ?
Une théorie des besoins dégagés de l'artificialité, si elle était élaborée, remplacerait d'une façon plus harmonieuse, organique et sage, la conception actuelle d'agents économiques indistincts, soumis à une supposée rationalité, mais surtout manipulés ? Toute la science économique repose malheureusement aujourd'hui sur cette dernière abstraction, c'est à dire une forme finalement dogmatique de savoir, à cause des idéologies qui le sous-tendent le plus souvent.

9) Le " modèle jubilaire " est un modèle à la fois inédit et très anciennement pensé. Le texte de l'Ancien testament en a des formulations précises et encore étonnantes. L'homme, entité naturelle au sein d'un tout plus grand, a l'obligation de préserver et ménager celui-ci. Il lui faut observer des cycles de travail et de repos, d'exploitation et de réparation, en un mot, de pratiquer l'alternative. On peut en trouver la description détaillée dans ce qui est désigné comme une temporalité du septième jour oisif (Ex 20; 8-11), de l'année sabbatique libre (Lév 25 ; 3-7), du jubilé ré-ordonnateur du lien économique ou de dépendance et rendant respect à la terre. L'institution biblique du Yovel (Lév 25, 8-24) invite au bout d'un temps à laisser reposer la terre, libérer le serf, abolir les dettes. Outre son présupposé d'une nature vivante et donc à ménager, d'une cyclicité nécessaire de la production comme de la distribution, d'une organisation sociale inégalitaire mais obligée à se faire réparatrice et ré-équilibrante, ce modèle a l'avantage de porter en son inspiration ce qui paraît utopique sous la forme d'un commandement. Le combat de l'écologie peut y trouver l'appui d'une symbolique universelle, mais aussi celui d'une éthique de générosité. Il pourrait soutenir une prise de conscience aiguë de plus en plus universelle, à savoir que l'homme n'est que " locataire " de sa planète (Serres, Morin et...Lév, 25,23.. !). Une importante ONG anglo-américaine a pris ce nom pour désigner une action de même inspiration.

10) Les utopies à penser, imaginer ou construire sont évidemment la tâche aujourd'hui la plus nécessaire. Elles sont plus que jamais au programme du " monde-devenu. " Il est remarquable que le plus souvent les penseurs économiques les plus originaux de ce temps mettent en avant son paradoxe, de J.Baudrillard à A.Gorz, d'A.Sen à J.Rifkin ou J.Rawles, après les Proudhon, Owen ou Fourier ou plus près de nous un E.Bloch. C'est peut-être seulement en effet dans les modèles de rupture, dans les constructions les plus inimaginables ou les "déconstructions" les plus subversives, dans l'invention de formes inouïes mais réconciliatrices, que résident les issues à une mondialisation uniformisante et destructrice et les réductions d'une violence sourde ou manifeste partout à l'œuvre. Ce qui paraît acquis définitivement comme formes et données socio-économiques absolues : le travail et les loisirs, le salaire, le crédit et l'épargne, les modalités actuelles de consommation et de distribution, le cadre pré-défini des circuits de production et de financement, la forme et la nature des énergies nécessaires (pétrole, nucléaire), ne correspondent qu'à un moment d'une histoire. On peut aussi penser qu'ils ne sont peut-être après tout, que des modes relatifs d'investissement de l'être naturel et du vivre ensemble, des pratiques temporaires d'idéologies dominantes. Ils ont aussi incontestablement à voir, comme je l'ai largement évoqué avec une hiérarchie des valeurs et des systèmes du monde qui les traversent, les instrumentalisent (en les absolutisant parfois - par exemple le dogme de la croissance.), ou peuvent les concevoir autrement.
Un mouvement de critique politique et de renversements théoriques des pratiques et des buts, peut à partir de là, penser et contrer ce qui paraît de l'ordre de l'irréversible. La pertinence des grilles d'analyse et de compréhension des phénomènes profonds en jeu sera, dans l'avenir un des critères opératoires.

Claude-Raphaël SAMAMA


Bibliographie
Samir Amin, Le développement inégal, Minuit, 1973
Manuel Castells, Le pouvoir de l'identité, Fayard, 2002
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Jean-François Lyotard, La condition post-moderne, Minuit, 1979
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Claude-Raphaël Samama, Développement mondial et culturalités. Essai d'archéologie et
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Pentateuque. Livres du Lévitique et du Deutéronome.