L'exil Claude Raphaël Samama




Proses poétiques

L'exil

Articles et revues

Proses poétiques

Extrait de La présence et l'Exil

L'exil

On ne vit plus que des loups affamés. Les chacals hurlaient au visage muet de la lune. Impossible était toute alliance et la discorde faisait front. L'hiver éloignait la campagne. La ville, était lestée du plomb des jours. Ici, ailleurs, devinrent solitude et le chemin sans but. Etre corroborait l'absence.
Tout s'était ralenti : le vol des oiseaux, la course des étoiles, la pensée même et le débit du sang. Ce pays ne se ressemblait plus, son visage était gagné de lèpre, son corps rongé d'un sel omniprésent tel qu'aux temps maudits de Gomorrhe. Des vautours déployaient leurs ailes à la couleur des cendres et les corbeaux étaient ces mains noires à l'horizon de rien. L'œil torve de l'aube se séparait des heures.
Les dieux étaient à la traîne, de faux héros sortaient vendre l'âme du monde...


De la mort les spectres se relayaient, ombres enlacées à des ombres. Des trains noirs emportaient la mémoire à jamais et le charroi passait des assassins victorieux. La haine avait pris un aspect étrange de forfaiture grise et d'uniformes et la forge d'un enfer, à la suite, consumait des enfants. Des noms furent abolis, la parole remise aux chiens. Des cohortes décharnées peuplaient les nuits voraces de l'ogre. La fin étendait son présage avant tout commencement. De plus haut la planète poursuivait son manège, indifférente et bleue ! Ici était un lieu sans lieu ni devenir et toute patience même se lassait ! On vit des fleurs noires surgir de matins blêmes, pousser d'amers tubercules d'une besogne stérile d'étonnants laboureurs… Ici s'achevait la marche des bannis, s'installait l'hébétude des pensées d'impuissance, s'épandait l'étrange poison d'un meurtre plus étrange encore, à cause de ses raisons ! Le Livre lui-même alors se consuma du doute de lui-même et tant de destins à sa suite en cendres avec l'autodafé …
L'histoire est ce serpent cruel qui avance parmi les calvaires alignés jusqu'à ce que, de la Grande Intolérance s'allument les bûchers à la torche de Mehelmot, usurpateur ou bien jaloux du Nom…


L'époque eut ce visage de clown irréel. Toute source au fiel s'était alliée et toute voie à nulle part. Ce fut le temps des roses grises et le pain lui-même ne nourrissait. Il fallait se rendre à la déraison, s'abandonner au devenir souillé du monde. Brouillées furent les grandes images du tout et de l'infime, songes du désert et des mers de jadis à l'infidèle étiage, marins partis des ports extrêmes avec d'autres aèdes et de meilleurs récits. La cité s'est élargie aux horizons vidés du ciel. Quel autre Sphinx maintenant poursuit l'énigme occidentale d'une rumeur étrangère aux chants premiers du monde ? Aux portes de Thèbes n'insiste plus Œdipe et son destin d'épure où encore veillaient les dieux d'un avenir. L'oubli éloigne ce qui fut. Un titan ressurgi a fomenté ce combat obscur et l'inégal. Le cycle hébreu fut avancé à l'intenable place et les fils d'Adam, rétifs à la suite d'un trop haut. Des Grecs généreux à l'homme la roue tourna d'un angle de fortune. L'odyssée de mon peuple n'aurait pour butin que la cime tranchante de la loi infinie. Les Germains faillirent à une Troie de pacotilles et l'absence de héros. Le ciel là-bas marierait la terre avec les fils modestes de Han et un semblant d'éternité…
L'exil de l'homme a-t-il part au mirage d'éternité ou au sort inapproprié de vivre ? Soleil sûr des vanités.


- Ils demandèrent : Qu'est-ce qu'une terre d'attache, l'enracinement, la patrie qu'on invoque telle une origine première ou consanguine ?
- Ils répondirent : La terre atteste de folles transhumances, des voyages de l'espèce vers tant de viols prolifiques, de bras armés et acéphales. Que manque une langue habitable et tout se perd corps et biens, ainsi le silence rompu des étoiles nommées.
- Elle : Nous fûmes deux plus tard, moi ta vestale et toi le pourvoyeur de l'huile profuse d'un miracle, car on peut interrompre la mort ou la trouver là par avance …
L'exil est cette route qui sur le côté laisse des bandes d'oiseaux morts, des fleurs fanées, les regards parfois de l'espérance tuméfiée ou des visages sans figures….


Quelle ronde rassembla des peuples maquillés pour que le distinct ne soit plus ? Ce fut un demain uniforme et le rideau tombé sur le chatoiement initial… Brique à brique s'élevèrent des savoirs hostiles, les murs très hauts d'un enfermement. Fallait-il qu'un jour tout se taise et le soi lui-même rendu de soi orphelin ? Cet enfant un peu vieilli qui joue aux dés avec le sort du monde, as-tu vu son content très lourd de larmes ou son rire de demeuré en dépit de tant de prothèses, sa face étirée vers l'ultime grimace ?
L'exil tient à ses mains la clef double qui ouvre ou referme les portes de la guerre et sa durée.


Chants de la douleur ! Invocations du Temps et de sa gloire ! Des proscrits à leur lieu de rien font résonner des mantras ! Au sommet du monde des pèlerins du songe sont repliés en la parole initiale ! Des anciens moins meurtris passent joyeux sous le joug du symbole, pour raison d'indépassable.. !
Quel est ce maintenant où les dieux eux-mêmes n'osent un écho !
Chorus des jazz résistants ou des koto tranquilles ! Soubresauts du chant intime ! Ta prière incoercible ! Antiennes des péans vaincus et spoliés de la terre ! Cantilation des plus sages de la tribu pour l'appel au Jugement ! Au fond d'un lac ils croient l'âme errante des morts ! Chœur d'hébreux et invoquée encore la source.. ! Ecoute des possibles de l'homme nu où dorment aussi mille chants ! Discours luxcides d'être insidieusement où la folie se glisse, invisible ophidien. La mort triomphera dans sa figure ultime qui déroba tant de sourires et hantera leurs siècles de fossoyeurs. .
L'exil vengeur a ses ressources et ses étagements, ce sont parfois les larmes et leur chimie étrange.


Pendant un instant, parfois, en son cours, il y a ces fulgurances qui insistent d'on ne sait où, l'homme qui parle et dans son babil ou son cri, allez dire quel hasard ou permanence ! Partir est encore cette perte, à mesure de l'homme nié. On peut aussi choisir d'appareiller ! Le plus fidèle compagnon est un conteur qui invente et se prend à mesure au filet qu'il lance, ainsi la mer à son gîte revient et ses vagues à d'oublieux rivages… L'histoire est cet esquif toujours un peu naufragé. Les faiseurs d'exil arment ces galères de forçats sans retour.
Perdurera le secret des exilés et plus secret encore le secret ultime de la haine. L'arrogance du monde orphelin de lui-même...


- A jamais s'obstinera l'ailleurs, cette parole des fous et des dieux, son offrande et nous à elle enfin rendus... Le fond des choses d'elle parle, puits d'une inextinguible soif qui voudrait s'étancher d'un secret élixir. Ce territoire est visité parfois des anges, d'où tant de préambules et la nostalgie. Tout poète vient de l'exil aussi ou convoque sa présence identique.
Ainsi s'élève des siècles la pyramide, l'invisible Babel sous le regard implicite qui à mesure la tolère et la défait. Tout dieu enferme en lui sa mort, éloigne son chiffre et diffère un avènement ? Nous, bâtisseurs d'idoles et aveugles à la roue, oublieux de la source. Le plus est dérobé à ce regard là qui intensément scrute et répond un jour par une parole qui se sait d'emblée advenue car elle attendait sa naissance. Dedans dehors est le mystère d'être et devenir et plus encore de nommer cela qui peut s'entendre. La lumière est dans la nuit, et l'obscur en tout rayonnement. Il y a un secret du deuil et de toute naissance ! Les dits sont le mystère d'un trouble et lumineux contrepoint où nous quêtons le souvenir plus fort qui résisterait à la face des mortels. L'oiseau sans nul doute à l'espèce des hommes, survivra, d'une beauté éternelle et son vol à lui qui ne nous doit rien.
L'Exil - ce dieu mauvais - tient tout cela entre ses mains et se réserve la part d'errance et l'égarement, la nostalgie et la perte, il gagne le plus souvent ou il perd de jeter ses masques.


- Elle est effacée.
- Quoi ?
- L'innocence.
- Qui est venu, depuis ces jours innombrables qui s'affuble de trophées et de fards ?
- Il est un royaume d'où fut chassé le bon prince et ses sujets jamais n'ont pu y remédier, pensée inapparente à laquelle sous sa natte Maître Kung' rendrait son immortel hommage. Samuel du même ton prévint la superbe de l'homme qui depuis va claudiquant.
L'exil est aussi cela : un retrait progressif des évidences.


Mille galaxies posent du regard son possible et l'étonnant pour nous de questionner la cause. L'esprit convoie des signes prolifiques, scelle pour son voyage des fables consistantes, établit son camp de sable ou d'étoiles, et tout départ emporte en son périple un trésor parmi les noms et tellement de ruines. Il en fut d'irréparables et dans les siècles des siècles ceux des Grands récits dont chacun atteste pour lui-même et ceux si pauvres de mon temps qui parfois semble reculer ou figer les horloges.
Ville évanouie encore de ma naissance où s'invite un abyssal algèbre et l'inconnue de l'équation, qu'es-tu à ces pays sur qui souffla le plus fétide à la dentition noire du mors des empires ? J'ai scruté tes lettres résolues, leur symétrie de voyelles ou de sens enfoui où s'accolent l'ex du passé et l'île de tant de pestes, O exil aux décrets insoutenables où rôdent encore les vivants et des morts en quarantaine.
Toute patrie ne serait-elle qu'étrangère où nous ne sommes qu'invités ! Qu'un temps des Juges vienne ! Heures de la sentence et Jours du pardon ! Qu'un livre tout consigne et des paroles obstinées.
L'exil est la perte et l'abus, le plus cruel branle, le proche, le lointain, cette parole aux confins, à la distance aussi qui jamais ne se comble…