Naissance Claude Raphaël Samama




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Sur un livre de Yann Moix, Naissance, Grasset, 2013, 1243 p.

ll y a des livres enrichissants, des livres qui n'auraient rien à dire et auraient mieux fait de rester dans un tiroir ou être pilonnés si, des beaux livres, des moins bons. Il y a des livres-cultes comme il y aurait des livres-monstres. Celui de Yann Moix ferait partie de cette dernière catégorie, en un sens qu'il faudrait définir. Ses 1243 pages font déjà de lui une exception par sa longueur, le foisonnement de ses propos, sa densité intellectuelle, une forte érudition, ses outrances ou ses provocations assumées sous son réel patronyme et il n'est pas certain, en dépit d'une récente notoriété médiatique de son auteur, que son ouvrage, si même distingué par le prix Renaudot 2013, ait été vraiment lu ou puisse l'être aisément.
Rejoint-il pour autant les dimensions titanesques des œuvres de Dumas, Dostoïevski, Tolstoï ou Musil ? Non. Il s'agit d'autre chose et l'intitulé roman n'est là que pour transgresser ou complaire. L'œuvre tranche en effet d'avec les « pavés » des grands auteurs cités et il y manquerait encore une narration continue, un récit prenant qui prolonge ou retient à l'ancienne manière. L'auteur se moquerait de cela et dynamiterait à mesure toute diérèse, cohérence chronologique ou dramaturgique. Il s'agirait plutôt, dans le sillage de tous les discours possibles, de tenir le fil du tourment de soi que tissent les Parques inflexibles, entre telle naissance et sa destinée mortelle. Comment ? Selon quel chemin à tracer, entre tant d'écueils qu'inaugurent toute venue au monde et toute généalogie ?
Ce monstre littéraire pourrait déjà se distinguer par la durée nécessaire à sa lecture intégrale, environ 40 heures soit près de deux journées entières à consacrer à ses six parties, et sans doute le nombre des lecteurs étant allés jusqu'au bout de cette épopée personnelle et cosmique sous les feux de la dérision provocante et de l'ironie, sont-ils moins nombreux qu'il ne se dit. Un parcours des échos qu'il a recueillis, des critiques à son sujet, feraient apparaître aisément qu'il n'a pas été vraiment lu. Ou mal. On s'attarde au nombre de ses pages, on s'extasie devant des énumérations biscornues, délirantes, surréalistes, dadaïstes ou lettristes, on cite sans conviction quelques péripéties repérables, on revient sans cesse au procédé – certes récurrent – qui utilise la répétition, l'association libre, l'usage multiple de la métonymie jusqu'au vertige. Au-delà, on en dit peu ou rien.
Il est vrai qu'en tant que « roman », mais aujourd'hui ce genre qualifie tout et n'importe quoi, son intrigue n'existe pas ni la consistance des personnages et se résout à ceci : un enfant nait achéropite, c'est-à-dire mystérieusement sans prépuce – comme si était là présente la main de Dieu – ; ses parents n'en veulent pas et le rejettent, quand ils ne se proposent pas de le torturer en se formant, avec une obstination perverse – et sans doute à force caricaturale et peut-être exagérée par l'auteur… – à une telle discipline. Se propose alors de l'adopter et prendre leur place une sorte de parrain Marc-Astolphe O (sic), à la fois mentor, maître spirituel, écrivain facétieux, séducteur excentrique, citoyen original, sans cesse en quête de rencontres sexuelles ou d'aventures rocambolesques et ivre de savoirs.
Dans ce livre, nulle continuité narrative, aucun suspens, peu de personnages ou à peine attachants et plutôt parfois caricaturés : un obstétricien ronchon, un professeur-formateur en sévices d'enfants, un curé, deux rabbins discuteurs, des femmes discrètes à la main des hommes, une brochette d'écrivains rameutés en guise de paradigmes ou d'idéaux scripteurs : Péguy, Gide, Alain Fournier (5ème partie, p.345 et sq.) ou Georges Bataille – excusez du peu et enfin, un Franz-André Burguet (9ème partie, p. 887et sq.), parodique et bouffon. La ville d'Orléans prise pour décor et cadre d'un petit monde médiocre et méprisable, sert tout au long du développement de repoussoir affligeant où la mélancolie des jours le dispute aux pluies brumeuses de la Loire, et la mesquinerie des mœurs provinciales à l'aura imaginaire de la métropole parisienne rêvée, parfois d'amours à la sauvette traversant des canicules inventées à des remémorations d'amours adolescentes blessées et rendues irréparables…
Mais alors, qu'est-ce que ce Naissance ? C'est un ouvrage monstrueux, donc. Parfois génial pour cette raison même. On a fait déjà apparaître l'exceptionnel dans la gageure de tenir une plume qui jamais ne faiblit sur plus de 1200 pages, à partir d'un argument apparemment faible, peu de personnages, encore moins d'événements, et moins encore de matière psychologique, si même il y a des états d'âme ! En relèverait, si l'on veut bien considérer comme tel l'événement tératologique du départ, la naissance d'un garçon sans prépuce et l'apothéose finale : une supposée conversion (sic) (titre de la 10ème partie, p.987 et sq. ) au judaïsme, après la frustration terrorisante de parents voulant remédier à une « achéropitie », sacrilège et insupportable en milieu catholique petit bourgeois et coincé !
Cette lecture de la trajectoire « juive » d'un héros dédoublé, se mettant en scène lui-même ou se fantasmant dans un autre idéal, a été peu pratiquée, le cédant au foisonnement facétieux, clownesque, et étourdissant des pages de ce livre étonnant, avec ses innombrables parenthèses. Le même livre est-il pour autant éblouissant et où serait alors l'espèce de génialité littéraire de notre Yann Moix à couronner ? Ce patronyme au signifiant égotique, privé de son x terminal, pourrait être une clef narcissique, existentielle ou névrotique. L'utilisant sans vergogne pour lui et ses géniteurs, ce nom du père – pour parler comme Lacan – est sans doute difficile à porter ou fait défiler à sa portée la sincérité ou la trahison des miroirs. Voilà en effet, un héros tendu vers sa personne aimée, rejetée souffrant, jouissant, alternatif, partagé, ambivalent, désespéré, triomphant et voulant le faire savoir, afficher tout, proclamer désirs, souffrances, révoltes dédoublant sa personne propre entre le néotène en devenir et une identification souhaitée à un maître qui incarnerait le gai savoir, le désir, la libération, la transgression revendiquées pour l'esprit et le corps… Un maître un peu ou beaucoup écrivain, et plutôt juif que chrétien – on s'en doutait – si même la figure christique convoquée parfois en miroir reçoit, dans certaines pages, un traitement théologique, à la hauteur d'une modernité critique sans concession… De la Trinité, Moix voudrait retenir, plutôt que le père ou le fils, le Saint-esprit, dont si peu parlent ou qu'ils ne veulent assumer, alors qu'il est là pourtant ! On s'en doutait.
Il faut ajouter, à ce retour cursif sur un livre, qu'un tel chantier littéraire serait insensé et risible, si, pas seulement un style, mais une plume somptueuse, brillante totalement libre dans ses inventions, folle, encyclopédique et téméraire, ne venait pas, dans certains passages égaler une forme d'écriture produite par les plus grands. Il y a dans ce livre du Rabelais, du Sterne, du Lautréamont, du Jarry, mais aussi du Marcel Aymé, parfois du Sade devenu un austère tortionnaire d'enfants ou de l'Albert Cohen dévergondant avec un humour explosif ses « Valeureux ». Ajoutera-t-on encore un Albert Simonin, un San Antonio ou un Céline pour leur verve argotique et alors, des parlers du peuple en jachère, retrouvant parfois, une sève aujourd'hui hélas asséchée.
Cet ouvrage est un peu fou et son exception dans la littérature contemporaine devrait le situer au sommet joyeux d'un art d'écrire alliant une ironie suprême à la douleur d'exister, art devenu fade, précieux, psittaciste ou mimétique. Moix a réussi dans son/sa Naissance le pari d'une littérature de plaisir et d'excès, de sérieux et de dérision, hilarante et tragique, livrant une œuvre en morceaux, en paquets de flammes ou de cendres comme en produisent parfois les volcans et plus loin les étoiles et vont, silencieux ou tonitruants les agissements des hommes que jamais n'épuise la métaphore de la vie avec son horizon de mort. Athènes, Rome, Jérusalem – celle-ci en filigrane à repérer ou aux fils invisibles et guignés – tissent l'invisible toile d'une histoire suggérée de l'humanité où voudrait s'imposer, moins dogmatique, plus vraie et joyeusement salvatrice pour son choix de la Vie, l'emblématique dernière de ces cités. Une des thèses extravagante et hasardée du livre. Peu aperçue.

© Claude-Raphaël SAMAMA - 2017