La Tablette de Babel Claude Raphaël Samama




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La Tablette de Babel

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in L'enchantement d'Uriel

La Tablette de Babel

Le soleil venait de se lever. De très loin on pouvait apercevoir le cylindre gigantesque lancé vers le ciel au milieu de son immense échafaudage. L'ensemble se détachait telle une immense scène placée là pour on ne savait quel fabuleux théâtre ou mystérieuse tragédie à l'instant silencieuse
Pendant ce temps le camp s'éveillait. A l'est, au bout d'une très large double voie de terre battue rouge, commençaient à se presser chariots, mulets, ânes pliant sous le faix de charges intolérablement lourdes… Deux sens conduisaient l'un, aux pieds de la tour et aux dispositifs de portage et d'ascension des matériaux aux étages, l'autre, au retour, vers le pays des Carrières où étaient pris beaucoup plus loin les divers matériaux, roches, argiles, sables, blocs déterrés qui, dans une noria sans répit, apportaient leurs charrois pleins ou vides …

A l'ouest des centaines de Phites, reconnaissables à leurs pagnes oranges et verts, s'activaient autour de grands puits peu profonds où baignaient, formant une épaisse vase, d'étranges mortiers de couleur jaunâtre, sur des centaines de coudées. A certains endroits de petits ponts suspendus permettaient un accès à des marches d'où repartait un dispositif complexe de galeries. Des centaines d'entrepôts étiraient ensuite leurs coupoles successives aux tons bigarrés. Chacun d'entre eux, en cette partie du camp, recelait la production des tribus multiples qui composaient cette nation, dont hormis la tenue uniforme mentionnée, le signe de reconnaissance était le teint de la peau, du noir ébène à une sorte de gris cendré. Le projet de la construction était le seul lien qui unissait les différentes familles et les faisait ensemble résider, en une sorte de rage sinon d'entêtement à le mener plus loin. Avec, contre les autres…

Les peuples d'Agnose étaient originaires d'un immense territoire au delà des Plaines, là où descendait vers les vallées le Grand fleuve Neïr. Ils s'étaient il y a longtemps appelé Termitiens sans doute à cause de leurs affinités avec la matière des sols, leur connaissance des roches, les arcanes d'une géologie où ils puisaient on ne savait quel plaisir de les exhausser jusque là en des monuments d'un goût géométrique et étonnamment chantourné pour des usages qu'il serait trop long de décrire … D'emblée eux aussi s'étaient ralliés à la perspective du Ciel… Pendant toutes ces décades, ils avaient pris leur part d'ouvrage, déléguant au midi une forte partie de leurs clans pacifiés. Leur unité fut en effet décrétée peu avant en l'ère des Mille. Une trêve semblait depuis devoir durer et profiter de leur nouvel engagement.

Le Nord était le royaume des Zircotes, territoire où dominaient les femmes. Les hommes, nécessaires à leur maternité, restaient limités à leur fonction sexuelle dans des conditions régies par cette seule finalité. Leur liberté de mouvement, exceptés ceux aux champs ou d'artisanat dans les villes, était donc asservie à celle d'épouses tyranniques qui ne le concédaient qu'aux cycles qu'on devine, seul moment où les mâles voyaient temporairement leur genre considéré. Il y eut pourtant cette décision de l'assemblée essentiellement féminine du Panchat de laisser s'en aller une bonne partie d'entre eux.
Ce troisième groupe de peuples gouverné comme il a été dit, avait peut-être consenti à entrer dans la Cause pour des raisons symboliques. Leur éléments dominants se donnaient ainsi dans un rêve vertical devenu réalité, l'assurance d'un emblème essentiel, une sorte de totem dont leur mémoire nationale et leurs valeurs de civilisation s'enorgueillissaient. Evidemment dans ce peuple, tous les garçons à partir de la puberté et les adultes de constitution robuste avaient été réquisitionnés aux fins de l'édification, libérés seulement pour les brefs intermèdes d'une pause en rotation assignée …

Les Grabes du Sud étaient les plus nombreux. Ils n'avaient pas pu se dérober. Leurs tribus furent obligées par diverses ambassades à se plier aux exigences des Alliés : Mobilisation générale, hommes et femmes, jeunes filles et jeunes gens, étrangers vivant au milieu d'eux, cultivateurs, modestes artisans et jusqu'aux nomades qui durent sédentariser leurs troupeaux… Des milliers en furent, divers de par leurs origines et plus nombreux encore que ceux des autres provinces. On ne saurait dire si leur pauvreté fut une des causes de leur embrigadement, la constitution énergique de ses membres, leur ingénuité naïve ou l'innocence jusqu'à lors de leurs religions qui consistaient à exister pleinement sans chercher à le comprendre, à vivre de ce qui leur était donné et emprunter à la terre sans autre question…
Les Alliés des trois premiers groupes identifiés forcèrent le dernier à l'édification des échafaudages puis à leur entretien et ensuite, au plus périlleux, de résider aux plus hauts étages pour consolider l'édifice… Des milliers d'entre eux avaient alors péri que l'on dût remplacer.

Cela durait depuis maintenant plusieurs lunes. On aurait pu ajouter encore et à plus forte raison, depuis une infinité de soleils parus et disparus où leurs jours avaient sombré, engloutis par l'immense tâche…
L'édifice au cours des ans avait cru en hauteur. Il y avait eu aussi des chutes, des retombées de niveau liées aux intempéries et tout particulièrement à la décennie du Déluge. Jamais la volonté des Conseils de Trois n'avaient faibli au sujet de l'Ethor, ce nom qui fut donné à l'édifice. Au bout d'un certain temps, la disparité même des origines s'était atténuée. Tous avaient été conquis, fascinés, entraînés par la Cause mise au service de l'idéale Hauteur. Des prêtres s'étaient institués dénigrant une supposée Bassesse et flattant ceux dont la Vocation paraissait la plus forte à accomplir et achever bientôt ce qui avait été nommé le Chemin d'Altitude…

Les siècles avaient passé, des saisons par milliers. Les peuples qui furent, passèrent comme le courant des fleuves et leur absence de mémoire. Le temps ou d'autres causes fracassèrent l'œuvre. Les historiens la supposaient maintenant par hypothèse.

Depuis déjà trente ans les archéologues s'acharnaient autour de ce qui fut appelé L'Immense Fouille, après que de sérieux indices poussèrent à l'initier. On creusa, on déblaya longtemps. Certains s'y épuisèrent. Puis comme il arrive souvent en ces matières, le hasard d'une trouvaille inopinée força la connaissance.
Les tablettes d'argile étonnamment polies, durcies, encore lisibles surgirent de dessous une dune, jusque là étrangement négligée. Certaines d'entre elles comportaient des passages entiers, des lettres effacées par endroit, des dessins ... Elles étaient nombreuses et avaient permis de reconstituer la langue Ber-A- Baïm - dialecte du sud, mais qui n'était pas celle, alors unique, que partageaient ces peuples, comme le texte le disait clairement…
Les laboratoires purent un jour annoncer qu'elles étaient l'œuvre d'un scribe rescapé du désastre. Il reprenait peut-être dans cette langue une chronique plus ancienne. Celle-ci gardait la mémoire du premier langage que les nations ci-avant citées parlaient entre elles, en dépit de leurs différences. Certains pensèrent même pouvoir annoncer son nom : Ektoub.
La découverte évidemment, avait passionné la terre entière. Un récit corroborait des croyances, la légende s'incarnait, le mythe prenait la proportion de l'histoire, des textes oubliés, supputés, reconstitués à partir de bribes, d'inférences ou d'interprétations, revivaient dans un témoignage et donc, authentifiaient le récit ou le mythe…

…Quelques mois plus tard tomba la nouvelle… Une dernière table enfouie au plus profond d'une zone insoupçonnée et à plusieurs milles de la première découverte, expliquait la Grande Chute. Elle pouvait, en toute certitude, être attribuée, étrangement, au même scribe.

En voilà le bref récit.
Le Cylindre s'était tout de même maintenu pendant une période évaluée à plusieurs Khims, durée évaluée à un demi-siècle. Il atteignit jusqu'à près de mille triples-pas de hauteur, les Tlet… L'indescriptible combat commença entre un groupe de Kurions et de Monitres, appartenant aux races des Phites et à celle des Zircotes… Une forte animosité entre eux avait déjà causé un certain désordre dans l'organisation… Les Grabes bientôt se mobilisèrent, certains prenant le parti des uns, les autres tentant en vain de garder une neutralité qui leur fut fatale… Le Conseil de Sagis avait réagi sans procès, par la déportation ou l'enfermement de mutins par milliers… Le Chemin d'Altitude - l'Al - en effet ne souffrait aucune contestation. Il était supposé faire une unanimité totale, absolue, réunir les races humaines, offrir à tous la Voie Hautaine - la Dharm' ol-Zaïn -…
Comme il était apparu dans les premiers déchiffrements, la diversité semblait d'abord avoir été surmontée par l'unité du projet. L'Hethor devait être l'ensemble visible du monde entier et par les dieux eux-mêmes… Le dernier passage disait qu'il y avait eu le sang, le feu du ciel, la mort sans sépulture… Et même le Temps - hazmounir - , précisait un fragment… Mais selon une hypothèse des linguistes et de tous les ordinateurs mobilisés à propos du seul signe rétabli appartenant à la langue première, c'est la Triple-Haine, traduisant par approximation le vocable trois fois repris de «…Chaïn… » qui fut la seule cause de la décomposition, de la colère et de la cruauté - elle, encore jamais vue, disait l'inscription - et de l'effondrement subséquent qui ébranla alors le monde.
Les Conseils, était-il encore rapporté, n'avaient pu contenir cette nouvelle force qui emporta tout, aveugla les êtres et subjugua une humanité qui paraissait définitivement soumise, apaisée, unifiée et docile apparemment. On put inférer aussi de certains interprétations qu'il y eut ce mal invisible distinguant les humains des autres vivantes créatures… D'autres lectures ultérieures avançaient qu'ils entrèrent dans le conflit le-plus-grave-avec-eux-mêmes…A partir de la déclinaison du terme récurrent de « Farkk », qui n'était pas forcément celui de guerre… Les Puissances, ajoutait le scribe, n'y prirent nulle part… Il préférait garder le secret de son propre salut et comment il échappa à l'Irréversible Discorde.
Avec lui, sans doute, mourut aussi la langue Une dont la dernière tablette porte l'unique trace. Aujourd'hui encore, après tant d'années, celle-ci garde de nombreux mystères dont le moindre n'est pas celui du scripteur de la vraie Légende… et de l'étrange transmission d'un originaire, funeste et… éternel vocable.

Cl.R.Samama